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Expliciter notre posture demande non seulement de s’attarder à nos choix épistémologiques et ontologiques, mais aussi de discuter de la proximité ou de l’éloignement qui nous relie au sujet que nous étudions. En ce qui nous concerne, c’est dans un mouvement graduel de distanciation avec ce sujet que notre position peut être définie. En effet, alors que nous avons amorcé le présent projet dans une position de grande proximité au sujet abordé, notre rôle d’étudiante nous en a graduellement éloigné. Puisqu’il est ici question d’identité professionnelle, il est pertinent de souligner que c’est notre identité professionnelle même qui a évolué à travers les mois, années qu’ont duré ce projet.

Lorsque le cheminement de doctorat a été amorcé, nous étions travailleuse sociale à temps plein dans un établissement de réadaptation en déficience physique depuis environ 10 ans. Nous faisions donc nous-mêmes partie de la population ciblée par notre projet de recherche. C’est en fait cette réalité qui nous a amenée à orienter notre projet doctoral vers l’étude de l’identité professionnelle de ce groupe de travailleuses sociales. De ce fait, nous avions un grand sentiment

59 d’appartenance à la population étudiée, bien que nous ayons aussi quelques réserves à nous identifier complètement comme insider, ce qui correspond à ce que disent les écrits à ce sujet (Kerstetter, 2012; Naples, 1996). Nous nous croyions donc insider, sans pour autant croire que cette posture nous donnait accès à l’ensemble des nuances que présente cette identité.

Cela dit, notre position de chercheure-étudiante a influencé grandement la relation qui nous unissait à ce groupe. Premièrement, une dichotomisation persistante entre « le monde de la recherche » et « le monde de la pratique », où les vraies travailleuses sociales sont vues comme étant celles qui priorisent l’intervention (Turcotte, 2009), a fait en sorte que notre désir de poursuivre des études universitaires de troisième cycle nous a graduellement éloignée de certains membres de ce groupe de travailleuses sociales.

Ensuite, c’est aussi le temps demandé par les études graduées qui a eu une influence sur notre sentiment d’appartenance à ce groupe. En effet, durant notre première année doctorale, nous avons dû prendre des journées de congé pour arriver à répondre aux exigences du programme d’études. Ensuite, à la deuxième année, nous avons décidé de travailler à temps partiel plutôt qu’à temps plein, afin de continuer de faire avancer notre projet à un rythme intéressant. Finalement, grâce à la réception d’une bourse doctorale, nous avons pu nous retirer complètement de la clinique pour nous consacrer à temps plein à notre projet doctoral. Par cet investissement de plus en plus important, en termes de temps, dans nos études doctorales, nous avons été de moins en moins investie dans notre rôle de travailleuse sociale clinicienne. De ce fait, non seulement les personnes nous entourant nous ont graduellement associée de plus en plus à une chercheure-étudiante et non plus à une travailleuse sociale clinicienne, mais nous avons nous-mêmes changé notre perception de notre identité professionnelle, développant un

60 sentiment d’appartenance de plus en plus grand au groupe des chercheures et des étudiantes graduées en travail social, plutôt qu’à celui des cliniciennes en travail social.

En parallèle, c’est aussi notre investissement dans des tâches connexes au projet doctoral qui nous a fait sentir de plus en plus en proximité au monde académique plutôt qu’au monde de la clinique. Par des tâches d’assistanat de recherche, puis comme auxiliaire d’enseignement, pour finalement aussi nous investir comme chargée de cours, notre monde s’est graduellement centré sur des tâches et des rôles plus près de la réalité académique, de celle des chercheurs et des étudiants gradués en travail social, que de celle des cliniciennes en travail social. En nous approchant ainsi de l’académique, nous avons senti un éloignement de notre réalité initiale de clinicienne en travail social, allant jusqu’à modifier notre perception de notre identité professionnelle, initialement celle de travailleuse sociale œuvrant en réadaptation en déficience physique, pour graduellement passer à celle de chercheure-étudiante en travail social.

Cela s’est traduit de différentes façons, principalement par un changement dans l’utilisation de pronoms entre la première et la deuxième phase de la collecte des données. En fait, avant de remarquer ce changement, nous avions l’impression de maintenir une proximité constante avec ce sujet, ne nous étant pas sentie nous en éloigner. Par contre, lorsque nous avons remarqué que, lors de la deuxième phase de collecte de données, nous disions « vous, les travailleuses sociales », ou encore, « moi, quand j’étais travailleuse sociale », nous avons dû admettre qu’une réelle distance s’était installée entre nous et le groupe des travailleuses sociales œuvrant en réadaptation en déficience physique. C’est cette prise de conscience qui a ensuite suscité une nouvelle réflexion concernant notre proximité face à notre sujet de recherche. Ayant toujours réfléchi à cette relation comme si nous étions en posture de proximité, nous avons alors dû

61 commencer à réfléchir à cette relation dans une posture mouvante, nous éloignant graduellement du sujet à l’étude.

Cette réflexion nous a permis de remarquer que la relation au sujet de recherche n’est réellement pas fixée dans le temps (Naples, 1996). Croire pouvoir faire cette réflexion une seule fois, en début de parcours, pour prévoir les biais possibles et les stratégies à mettre en place pour les contrer s’avère donc totalement illusoire. De plus, dans les écrits, la dichotomie entre insider et

outsider est de plus en plus laissée de côté, pour faire place à un continuum entre ces postures,

qui ne se retrouvent pas à l’état pur chez les chercheurs (Kerstetter, 2012). En effet, chacun étant au moins assez insider pour avoir identifié ce sujet pour l’étudier, et chacun étant au moins suffisamment outsider pour être dans une posture de chercheur face à ce sujet, ces deux postures ne sont jamais purement une ou l’autre, mais plutôt toutes deux présentes à doses variables chez chacun.

Notre réflexion nous a aussi permis de remarquer que les auteurs considérant amorcer leur projet de recherche comme relatifs outsiders voient leur position graduellement s’approcher de celle de leur sujet de recherche (Naples, 1996). À l’inverse, ceux qui, comme nous, amorcent leur projet de recherche en tant que relatifs insiders s’en voient graduellement éloigner (Hamdan, 2009). Il semble donc y avoir un mouvement où la familiarisation avec le sujet de recherche amène un sentiment de plus grande proximité pour ceux qui le découvre, alors que, de façon moins instinctive, nous remarquons que cette même familiarisation évolue vers un sentiment de plus grand éloignement pour ceux qui l’approfondissent.

Notre expérience personnelle nous donne l’impression que cet éloignement est inhérent au processus même de la recherche. En effet, même une recherche engagée demande des moments

62 où le chercheur prendra du recul par rapport à son sujet de recherche, ce qui peut entrainer un plus grand sentiment de distance (Adam, 2013). Il ne s’agit pas ici de devenir un chercheur objectif, mais plutôt simplement de prendre ce moment de recul permettant d’avoir une pratique réflexive de la recherche, une pratique éthique. Ainsi, réaliser un projet de recherche en tant qu’insider, découlera nécessairement sur un éloignement du sujet de recherche, éloignement qui sera plus ou moins grand, mais qui se fera sentir.

En ce qui nous concerne, avec l’éloignement qui s’est graduellement installé entre nous et notre sujet, nous nous considérons maintenant comme une insider-outsider. En fait, ayant été travailleuse sociale dans un établissement de réadaptation en déficience physique pendant plus de 10 ans, ayant encore un lien d’emploi avec cet établissement, nous considérons avoir suffisamment de similitudes avec la population étudiée pour comprendre certains enjeux vécus en lien avec cette identité professionnelle. Toutefois, ne pratiquant plus dans ce milieu depuis déjà quelques années, et considérant les bouleversements organisationnels et structurels majeurs ayant eu lieu durant ces années, nous ne considérons pas connaitre les enjeux actuels traversant cette identité professionnelle, ne les ayant pas nous-mêmes vécus. Le temps joue donc ici de deux façons. Tout d’abord, ayant fait partie de ce groupe pendant une durée relativement longue, le temps passé nous rapproche de ce groupe. Toutefois, ne faisant plus partie de ce groupe actuellement, le temps présent nous en éloigne.

À cela, nous pouvons ajouter que l’espace joue aussi de différentes façons dans notre position face à notre sujet de recherche, mais principalement pour nous en éloigner. En effet, par les changements organisationnels et structurels ayant grandement modifié l’espace qu’est le système de santé et de services sociaux du Québec, notre connaissance expérientielle des

63 caractéristiques de l’espace que sont les établissements de réadaptation en déficience physique s’en trouve aussi ébranlée. De la même façon, notre connaissance accrue de l’espace qu’est le monde académique nous rapproche de ce dernier, nous éloignant par le fait même de celui des établissements de réadaptation.

En résumé, bien que plus d’éléments semblent nous éloigner de ce sujet, c’est le temps passé qui l’emporte dans notre sentiment de proximité à notre sujet de recherche. En effet, étant donné que c’est pendant ce temps que sont nées les préoccupations ayant découlé sur le présent projet de recherche, et que ce projet répond réellement à des besoins que nous ressentions à ce moment, ce projet s’inscrit dans notre vécu comme membre du groupe ici étudié. C’est pourquoi nous continuons de nous considérer en proximité à ce sujet qui, pourtant, n’est plus rattaché à notre réalité actuelle. Nous considérons donc maintenant être une insider-outsider.

7 Cadre théorique et concepts sensibilisateurs

Maintenant que notre posture de recherche a été détaillée, il importe aussi de se positionner aux plans théorique et conceptuel. Dans une thèse classique, il est attendu qu’un cadre théorique et conceptuel soient utilisés pour la construction de l’objet et l’analyse des résultats. Toutefois, puisque la posture choisie ici est celle de la MTE constructiviste, il importe de trouver une façon de maintenir la logique inductive et itérative qui la guide. Celle-ci commande que ce soit par l’analyse des données recueillies qu’une théorie émerge, ainsi qu’un cadre pour en faire sens et des concepts à y lier (Aldiabat et LeNavenec, 2011). De cette façon, les éléments détaillés ici ne doivent pas être vus comme un cadre rigide ayant été appliqué aux données recueillies, mais plutôt comme les données théoriques utilisées pour favoriser l’émergence théorique (Guillemette et Luckerhoff, 2009).