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Posture de la méthodologie de la théorisation enracinée constructiviste

La MTE est choisie comme posture épistémologique en raison de la place qu’elle laisse à l’émergence théorique, plutôt qu’à la vérification d’hypothèses (Neal, 2009). Dans ce sens, il importe de connaître les quatre intentions principales guidant la MTE.

Elle cherche d’abord à construire plutôt qu’à tester une théorie; elle veut aussi donner une rigueur au processus de recherche qualitative; elle vise à aider le chercheur à contrer ses biais ou ses préjugés et elle s’applique à procurer l’enracinement des données puis à construire, à partir de celles-ci, une théorie dense correspondant à la réalité qu’elle veut représenter. (Duchesne et Savoie-Zajc, 2005, p. 77)

54 Par cette construction théorique émergeant des données empiriques, la MTE ne vise pas une description fidèle de la réalité, mais bien sa compréhension par l’élaboration d’une théorie « abstract, substantive, mid-range » (Aldiabat et LeNavenec, 2011, p. 2). Pour ce faire, la MTE ne se limite pas à être une méthode à suivre, mais est réellement une posture épistémologique où l’émergence théorique est centrale, à travers un processus inductif et itératif (Puddephatt, 2006), et ce, peu importe l’école de MTE à laquelle les chercheurs adhèrent.

Ici, il faut bien comprendre qu’une posture épistémologique est la posture adoptée par le chercheur quant à ce qu’est la nature du savoir, alors que la posture ontologique réfère à la façon dont le chercheur perçoit la nature de la réalité (Dickson-Swift, 2007). Cela signifie qu’une posture épistémologique et ontologique n’émerge pas des données, mais réfère plutôt à la façon dont le chercheur croit pouvoir aborder le savoir et la réalité. Dans ce sens, Guba et Lincoln (1994) décrivent les croyances de base auxquelles adhèrent les chercheurs en les regroupant selon quatre grandes postures, le positivisme, le post-positivisme, les théories critiques et le constructivisme.

Adhérant pour notre part à la posture constructiviste, selon les termes de ces auteurs, cela signifie que nous avons des croyances ontologiques où la réalité est relative, c’est-à-dire construite localement et spécifique à ce contexte et, au plan épistémologique, nous croyons que le savoir ne peut être que transitionnel et subjectif (Guba et Lincoln, 1994). Toutefois, bien que ces croyances nous habitent, certains postulats (post)positivistes nous apparaissent parfois pertinents et d’autres sont simplement ce que nous avons comme réflexes.

En effet, bien que nous nous positionnions comme constructiviste pour réaliser le présent projet, nous ne nous considérons pas comme une constructiviste pure, mais plutôt comme une

55 constructiviste avec des réflexes positivistes. En fait, ayant été formée dans une société où la science est souvent définie dans des termes positivistes, certains postulats positivistes nous habitent de façon suffisamment importante pour qu’ils soient devenus nos réflexes. Ainsi, les critères de rigueur et de scientificité de la MTE constructiviste auxquels nous adhérons ne sont pas toujours ceux auxquels nous nous référons d’emblée. De cette façon, à plusieurs moments pendant le projet doctoral, de son élaboration à sa complétion, il a été nécessaire de confronter notre pratique de recherche à nos croyances théoriques et la posture que nous avons choisie de prendre comme chercheure.

Cela s’illustre à travers différentes considérations pratiques décrites par Guba et Lincoln (1994). En effet, nous nous situons clairement dans une posture constructiviste en ce qui concerne les objectifs de recherches – comprendre un phénomène et non l’expliquer – la nature du savoir – reconstructions individuelles tendant vers un consensus – et l’accumulation de savoir – plus de nuances d’un même phénomène et non un rapprochement de la réelle réalité (Guba et Lincoln, 1994). De la même façon, avec les constructivistes, nous ne croyons pas possible d’atteindre l’objectivité en recherche, croyant plutôt que les valeurs du chercheur sont partie prenante de ses recherches. Cela fait en sorte que, chez les constructivistes comme nous, la voix du chercheur devient un « passionate participant » (Guba et Lincoln, 1994, p. 112). Aussi, notre position est très fortement constructiviste lorsque nous affirmons qu’il existe une incommensurabilité entre les postures, ce que les positivistes et post-positivistes réfutent.

À l’inverse, nos réflexes (post)positivistes se font sentir au sujet d’autres considérations pratiques. Par exemple, en ce qui concerne la qualité et les critères de qualité d’une recherche, nous adhérons à la position constructiviste, mais la posture (post)positiviste est souvent celle à

56 laquelle nous nous référerons pour évaluer la qualité d’un travail, que ce soit le nôtre ou celui d’autres chercheurs. Dans le même sens, nos réflexes (post)positivistes nous amènent aussi à trouver pertinents les postulats (post)positivistes concernant l’éthique. À ce sujet, Guba et Lincoln (1994) distinguent l’éthique intrinsèque constructiviste où la révélation – de soi, des objectifs de la recherche, etc. – aux participants est attendue, de la posture (post)positiviste extrinsèque, qui peut justifier de cacher certains éléments aux participants, que ce soit au sujet de soi, de son objet de recherche ou autre. Notre posture à ce sujet est plutôt enchevêtrée, puisque nous croyons fortement à une éthique intrinsèque, et nous croyons que la transparence est très importante dans la relation entre chercheur et participants, tout en considérant comme utile, dans certains contextes de ne pas dévoiler certains éléments aux participants et en accordant une valeur forte aux éléments extrinsèques de l’éthique – code de déontologie, code d’éthique, etc.

Ainsi, nous choisissons une posture constructiviste mais, dans notre pratique, nos réflexes sont (post)positivistes sur certains aspects. Cette contradiction apparente entre la pratique et la théorie n’est pas chose nouvelle, ni nécessairement signe d’un manquement. En fait, plusieurs auteurs ont déjà souligné la distance qui s’observe souvent chez les cliniciens entre ce qu’ils font dans leur pratique, et ce qu’ils disent de leur pratique (Couturier et Huot, 2003; Zuniga, 1993). Certains auteurs relèvent même des actions démontrant une adhésion à des théories ou valeurs allant à l’encontre de ce que les cliniciens prônent lorsqu’ils sont questionnés sur leur pratique (Racine, 1991). On peut ici mettre cela en lien avec l’adhésion tellement intrinsèque de certains concepts, de certaines valeurs, que leur mise en application devient machinale, même lorsque l’acteur n’y croit plus ou dit ne plus y adhérer.

57 Ces contradictions entre ce qui est prôné et ce qui est fait peut entrainer des difficultés lorsqu’elles ne sont pas bien gérées. Que ce soit une simple confusion chez les personnes entourant l’acteur, ou encore des dilemmes éthiques plus profonds chez l’acteur ou son entourage, éviter les répercussions négatives de ces contradictions demande un effort. En ce qui nous concerne, pour avoir une pratique plus éthique de la recherche et maintenir une cohérence entre notre posture – nos choix intellectuels – et nos actions – notre pratique – deux moyens ont été privilégiés. Ces moyens sont caractéristiques de la pratique réflexive, elle-même reconnue comme favorisant la pratique éthique et rigoureuse de la recherche (Lalande et Crête, 2015).

Dans ce sens, c’est dans une conversation avec la situation (Schön, 1982) à travers trois types de réflexion – dans l’action, sur l’action et sur la réflexion dans l’action – que s’actualise principalement la pratique réflexive. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette conversation peut se faire à plusieurs voix (Racine, 2000). C’est ce qui a justifié que nous ayons d’abord utiliser des stratégies permettant d’individuellement prendre un recul par rapport à notre pratique, pour ensuite aussi utiliser des stratégies collectives. De ce fait, ce sont d’abord les écrits qui ont été mis à profit. Il s’agit d’écrits au sens large, soit tant ceux que nous avons rédigés tout au long du processus de doctorat (mémos, articles, travaux, réflexions, etc.) que ceux que nous avons lus pendant cette période. Ensuite, nous avons aussi eu recours à des tiers. Ces tiers, principalement les directrices de recherche et les membres du comité de thèse, nous ont en effet permis d’identifier ces contradictions, lorsque présentes, pour y remédier.

C’est à la fois la distance par rapport à notre pratique que nous ont donné ces écrits et échanges avec des tiers qui nous a permis d’identifier les contradictions entre notre posture constructiviste et nos actions parfois positivistes, mais aussi le contenu de ceux-ci qui nous a permis de

58 peaufiner notre compréhension des différentes postures épistémologiques et de leur mise en action. Ainsi, mieux comprendre ces réflexes, souvent surprenants de par leurs incohérences avec les choix faits, et le recul pris par rapport à ceux-ci sont ce qui nous a permis de gérer ces incohérences et de maintenir une pratique éthique de la recherche. En résumé, la posture de la MTE constructiviste est celle à laquelle nous adhérons, mais sa mise en actions est parfois court- circuitée par des réflexes positivistes que nous gérons par des stratégies réflexives.