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Habituellement, un cadre théorique est décrit comme la lunette à travers laquelle l’objet de recherche sera construit et les données analysées (Mayer et al., 2000). Par contre, ici, c’est plutôt l’inverse qui est commandé par la logique inductive de la MTE, le cadre théorique devant émerger de l’analyse des données. En fait, au début du processus de recherche, plusieurs cadres théoriques semblaient en partie pertinents pour étudier le sujet choisi. Après en avoir pris connaissance, ils ont donc été mis entre parenthèses – bracketing – pour ensuite être mis en

66 dialogue avec les résultats obtenus (Bowen, 2006), de façon à laisser émerger le cadre expliquant le mieux ces résultats (Duchesne et Savoie-Zajc, 2005).

Ceci dit, c’est l’interactionnisme symbolique tel que proposé par Strauss (1992), soit la théorie de la « segmentation professionnelle et des ordres négociés » (Delas et Milly, 2009, p. 415), qui a émergé comme cadre pertinent pour interpréter les résultats. Cette théorie est enrichie de la théorisation que fait Dubar (2000b) du concept d’identité professionnelle, présentée plus tôt dans la thèse, qui est aussi issue de l’interactionnisme symbolique.

L’interactionnisme symbolique prend des formes diverses selon les auteurs qui l’utilisent (Puddephatt, 2006), mais certaines caractéristiques sont malgré tout communes à ces différentes formes. Dans ce sens, la théorie de Strauss (1992) est considérée comme interactionniste symbolique puisqu’elle est centrée « sur les relations sociales, la production d’une identité qui se forge au contact d’autrui… plutôt que sur les conduites individuelles » (Lallement, 2010, p. 199). En fait, Strauss (1992) affirme qu’il « est toujours en train de regarder les interactions, que ce soit avec soi-même ou avec les autres » (p. 40, emphase d’origine). L’aspect central que revêtent les interactions est ainsi une caractéristique de la famille de l’interactionnisme symbolique que partage la théorie de Strauss (1992).

Un autre aspect central de cette famille théorique est l’importance accordée au symbolisme. En effet, le symbolisme de la communication est vu par les interactionnistes symboliques comme permettant de construire le sens des interactions avec autrui (Mathys, 2012). C’est ce qui amène Mead (rapporté par Mathys, 2012) à affirmer que « tout devient communication, tant nos conversations intérieures que nos interactions sociales » (p. 34). Dans ce sens, Strauss (1992) considère que c’est à travers la négociation que le sens de l’interaction se construit. Ceci est en

67 accord avec le courant interactionniste symbolique, souvent considéré antidurkheimien, affirmant que les « individus ne subissent pas les faits sociaux, ils ne cessent à l’inverse de les produire » (Lallement, 2010, p. 201).

Malgré ces points communs avec les thèses interactionnistes symboliques générales, la théorie de Strauss comporte certaines particularités. Tout d’abord, il faut comprendre que le thème de la négociation est central dans la théorie de Strauss. En effet, pour lui, « à chaque interaction, les normes sont ré-interprétées » (Delas et Milly, 2009, p. 417). Ainsi, non seulement l’individu contribue à la construction de l’ordre social, mais cet ordre n’est jamais complètement établi. De cette façon, il se distingue d’autres auteurs interactionnistes, par exemple Goffman, qui suggèrent que les interactions individuelles sont gouvernées par les structures sociales. Pour Strauss (1992), l’ordre social n’est pas considéré comme une structure stable, mais bien comme une structure dynamique, en constant changement. Il considère donc que c’est un ordre social « négocié » qui caractérise la structure des institutions.

Un autre point distinctif de la conception qu’a Strauss (1992) de l’interactionnisme symbolique est que, contrairement à d’autres auteurs, il conçoit l’individu comme un acteur, qui ne peut pas être un acteur stratégique. En fait, considérant que les conséquences d’une action sont en partie imprévisibles, il réfute la possibilité que l’individu soit réellement un acteur social stratégique. Ainsi, bien qu’il soit d’accord avec l’affirmation voulant que l’individu agisse de façon à tenter de privilégier son intérêt, sa conception de l’ordre social où les règles sont équivoques, méconnues et changeantes fait en sorte que les résultats de l’action ne sont pas suffisamment prévisibles pour que l’individu puisse agir de façon réellement stratégique.

68 Bref, la théorie de Strauss est bien différente des théories structuralistes ou fonctionnalistes, où seules les structures sont déterminantes (Delas et Milly, 2009). Toutefois, elle ne se trouve pas non plus complètement à l’opposé de ces traditions, par exemple avec l’école phénoménologique centrée uniquement sur l’expérience du sujet. En fait, sa théorie étudie la jonction entre l’expérience du sujet et les contraintes et contingences de la structure. De cette façon, considérant l’individu comme un acteur ayant un pouvoir réel, bien que limité et parfois imprévisible, sur les conséquences de ses actions, l’attention de Strauss (1992) est portée sur l’action effectivement posée par l’individu, toujours en prenant en considération le contexte structurel de cette action. Ce contexte est très important puisqu’il est perçu comme définissant les conditions de l’action. Il affirme en fait : « Ma version de l’interactionnisme est un modèle orienté vers l’action (…) avec les choses structurelles dans le paysage parce qu’elles sont les conditions de l’action. Il y a le contexte et les contingences » (Strauss, 1992, p. 40). Il s’agit donc pour Strauss (1992) de comprendre en quoi ce que l’individu vit le construit.

En résumé, pour cet auteur, le vécu individuel passe par l’action posée dans un contexte donné, ce à quoi l’individu donne un sens par l’interaction – la négociation – avec lui-même et avec autrui. Nous verrons dans la discussion en quoi ce cadre théorique a été mis à contribution dans l’élaboration d’une théorie émergeant des données empiriques du présent projet.