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Sensations sensorimotrices et apprentissage du corps à corps

Nous centrons notre propos sur l’apprentissage du massage chez le kinésithérapeute alors qu’il est encore étudiant. Deux écrits font référence à l’apprentissage du corps à corps en formation initiale. L’écrit de Vallard (2003) est titré : « Corps à corps théorie et pratique dans l’enseignement d’une technique traditionnelle : l’exemple du massage thaï au wat Pho47 de

Bangkok », et l’écrit de Prel (2001) est titré : « La dimension du corps à corps dans la formation initiale du kinésithérapeute ». Vallard nous informe des différentes façons d’enseigner le massage, qualifié de corps à corps lors de l’apprentissage du massage au wat Pho de Bangkok où deux médecines cohabitent. L’une est traditionnelle, villageoise, et l’autre, la médecine de cour, est enseignée dans les temples48. Le massage y est enseigné comme une thérapeutique

manuelle.

47 Le wat Pho est l’un des plus anciens et des plus réputés temples bouddhistes de Bangkok

48 Le temple de Bangkok abrite l’école de massage la plus célèbre du pays dans lequel la fonction de

l’enseignement était dans ce temple, depuis le XIIIème siècle et jusqu’au XIXème siècle, l’apanage de ce monastère.

Au XIXème siècle, le monastère devint la première université de Thaïlande en histoire, religion, géographie

politique, les arts comme la peinture ou la poésie, et la médecine. De par son histoire, la médecine thaïe est duale. D’une part est exercée la médecine de village, populaire, qui se fait par transmission orale uniquement et d’autre part la médecine de cour enseignée dans les temples. Cette dernière est consignée dans des manuscrits, enseignée dans les écoles de médecine délivrant une licence en médecine traditionnelle, unique diplôme reconnu pour la pratique légale de la médecine thaïe. Le massage y est enseigné comme une thérapeutique manuelle.

L’auteure décrit différentes conceptions du corps outil selon les principes de Mauss49

(1934). Elle cerne une approche de l’enseignement du massage dans une autre culture, celle du massage thaï. Les modalités d’apprentissage du corps à corps dans les temples thaïlandais sont initiées à partir d’une transmission essentiellement fondée sur la non-verbalisation et l'expérience. Cette non verbalisation vient contraster l’enseignement de la médecine traditionnelle qui se fait par la transmission orale.

Les différences culturelles sur le rapport au corps entre la Thaïlande et la France sont importantes, aussi nos considérations scientifiques médicales et nos enseignements en sont-ils éloignés. Ainsi, le massage thaïlandais est effectué habillé et pratiqué sur tout le corps, il est basé sur les lignes énergétiques du corps. La médecine française est hygiéniste, les patients sont déshabillés et les praticiens s’occupent plus spécifiquement de la région concernée.

Dans l’écrit de Vallard, les techniques de massage thaï ne font pas mention du corps à corps comme une technique ou comme une pratique corporelle. L’étude ne permet pas d’explorer le corps à corps en tant que tel dans son cadre thérapeutique. Par contre, l’étude aborde une forme d’apprentissage. Celui-ci est réalisé à partir des sensations sensorimotrices reçues lors des massages, ce qui contribue à la non-verbalisation de l’enseignement.

Ce principe de l’apprentissage du corps à corps à partir des sensations sensorimotrices lors du massage est présent aussi chez Prel (2001), tel qu’il l’a relaté dans les actes issus des Journées Nationales de la Kinésithérapie Salariée (JNKS). Le propos, central de la recherche de cet auteur, porte sur la relation dans le massage initiée chez l’étudiant. En introduction, il rappelle que « la kinésithérapie s’exécute par la mise en jeu du corps du patient » (Ibid., p. 134). L’engagement du kinésithérapeute, dans la prise en compte complète du patient et dans une interaction globale, avec lui, définit ainsi deux niveaux d’un corps à corps socio-culturel et aussi corporel. Le premier niveau, pour l’auteur, est lié aux limitations d’activités du patient résultant des restrictions de participation sociales, dépendant des références du groupe auquel le patient appartient ; elles sont culturelles, éthiques, politiques, professionnelles, socio-culturel. Ces différentes catégories sont propices à la dimension relationnelle en kinésithérapie comme les relations humaines, de peau, sensuelles, maternantes et techniques. Le second niveau est celui

49 Mauss (1872-1950) est considéré comme le père de l’anthropologie, il publia des écrits très variés sur la magie,

la religion, le don et le contre don. L’étude sur les techniques du corps est considérée comme la première étude sociologique sur la notion de techniques du corps.

des limitations fonctionnelles, auxquelles s’ajoutent les symptômes. Ce temps engage le kinésithérapeute à se représenter les limitations d’activités du patient, repérées lors de son analyse. Ces représentations font partie des apprentissages psychomoteurs. L’auteur développe l’apprentissage du massage à partir du ressenti de l’étudiant alors qu’il est massé. La conception de l’échange des perceptions sensorielles et de « langage du corps sans mascarade » (Ibid., p. 138) se retrouve à la fois chez l’étudiant masseur et chez l’étudiant massé. Du côté du masseur, des signes forts sont évoqués comme l’intentionnalité, l’engagement, l’écoute des signes du corps pouvant guider la motricité du masseur, faire ressentir ce que l’étudiant a ressenti pour être en phase avec l’autre étudiant lors du massage. Comme pour Vallard, c’est l’expérience qui apparaît comme la source initiale et centrale de l’apprentissage. La distance thérapeutique mentionnée, lors du corps à corps, constitue un outil pour la continuité et la stabilité de la relation de soin, elle s’exprime en fonction de la proximité réalisée.

Ainsi, les perceptions sensitives éprouvées lors de la formation initiale en kinésithérapie initieraient le futur professionnel à la sensibilité du corps au cours de l’apprentissage du massage et des techniques du corps. Ces perceptions ressenties et conscientisées permettraient ultérieurement, durant l’exercice professionnel du kinésithérapeute, un contrôle du guidage de la motricité et la gestuelle. Cette sensibilité intervient dans la mise à disposition du kinésithérapeute pour le patient, ajustant proximité corporelle et distanciation.

Au final, ces articles professionnels ne mentionnent que la dimension praxéologique du corps à corps. Ce mode d’exercice n’est que cité, il n’est pas justifié ou développé, sans remise en cause dans ce qui peut constituer la décision pour l’usage de cette pratique ni les conditions de la prise de décision pour ce mode d’exercice. Au cours de ces écrits, nous relevons que le corps « entier » du kinésithérapeute se transforme en un outil de précision, comme le corps outil mentionné par Mauss (1934).