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Rappelons que la perspective psychoaffective telle que nous l’avons mentionnée jusqu’ici concerne les émotions et affects, propres au patient, relevés lors des bilans par le

kinésithérapeute. Par ailleurs, lors de la réalisation par le kinésithérapeute de l’acte thérapeutique du corps à corps, le contact corporel est de fait, il implique une mise à distance psychoaffective régulant ainsi une juste distanciation dans la relation entre le praticien et le patient. Nous présentons donc la vignette « psychoaffective » au regard de ses deux versants : la dimension psychoaffective du patient et la distanciation psychoaffective du kinésithérapeute.

1.4.1 La dimension psycho affective du patient

Au cours de son bilan, le kinésithérapeute prend en compte l’état psychoaffectif du patient et tente au-delà du motif prescrit « d’aller chercher la plainte qui se cache derrière » (Dominique). Pour décontracter le patient et le mettre en confiance, cinq des sept kinésithérapeutes établissent une communication à partir d’un premier abord corporel avec des manœuvres de massage larges, qui peuvent être qualifiées de généralistes65. Les manœuvres

concernent la zone malade ou en proximité (Solange, Anna). Ce premier abord constitue une première phase de la rupture proxémique, mais le toucher, exécuté selon quelques manœuvres de massage ou une palpation globale, à ce moment-là, intervient pour le kinésithérapeute dans un cadre relationnel. Muriel précise « quelque chose se passe entre deux personnes par

l’intermédiaire d’un contact corporel ». Ce dernier constitue un moyen d’échange, « une forme de communication » (Anna) au cours desquels le patient est amené à percevoir que le

kinésithérapeute s’adresse à lui en tant qu’entité globale. Cette perception pour le patient, du kinésithérapeute s’adressant à lui, à son être entier dans son unicité comme concept de la personne est importante. Parce qu’au-delà du sens du toucher, effectué pour la décontraction ou la communication, le toucher intervient aussi pour la réappropriation par le patient de son organe malade. Solange mentionne que « pour les gens qui sont en souffrance, qui bataillent

avec leur corps ça les réconcilie un peu, il n'y a pas que la maladie, que la machine qui vieillit »,

Anna relate le mal-être du patient en rapport avec son corps. L’aperception de l’organe malade contribue à la (re)découverte, par le patient, de son schéma corporel contribuant à l’estime de soi. Au cours de cette transformation de l’estime de soi, le patient peut se laisser aller à la verbalisation de sa souffrance, au récit d’un épisode de vie. La narration du patient peut apporter au kinésithérapeute des éléments justifiant ou non la mise en œuvre du corps à corps.

65 Nous qualifions ces manœuvres de généralistes parce qu’elles n’ont pas un objectif précis. A ce moment-là,

il n’est pas question de techniques de kinésithérapie appliquées dans le cadre d’un traitement ciblé, avec un objectif thérapeutique de la structure atteinte, mais bien de cerner l’état psychoaffectif du patient dans la perspective d’une prise en charge plus complète du patient que celle mentionnée sur la prescription.

Sophia, Anna et Dominique constatent que la pénétration dans le périmètre intime de Hall (1984), le territoire personnel du patient, son intimité, décrite comme sa sphère ou sa bulle, le prédispose à se livrer plus facilement. Le toucher, moyen d’échange physique avec le patient, que nous avons qualifié au deuxième chapitre de dialogue et qui renseigne simultanément celui qui touche et celui qui est touché, devient alors initiateur de l’échange verbal. Solange pense que c’est un point de différenciation essentiel avec leurs collègues psychologues qui ne touchent pas les patients et à qui, finalement, ils manquent une partie du recueil de données du patient. Cette remarque, la chercheuse l’a entendue à plusieurs reprises lors de son exercice professionnel.

Les kinésithérapeutes interviewé(e)s reconnaissent qu’au regard de leurs compétences, ils n’agissent pas que sur le corps dans sa corporalité, mais aussi dans sa corporéité. Sophia, Solange, Théo et Muriel mentionnent tous avoir une représentation de l’individu comme un tout et ne peuvent considérer un abord restrictif du patient, uniquement praxique. Cet abord du patient dans sa corporéité et sa corporalité est en corrélation directe avec la représentation que se font les kinésithérapeutes interviewé(e)s de leurs interventions auprès des patients. L’abord généraliste a pour objectif de mieux cerner le patient dans toutes ces dimensions.

1.4.2 La distanciation psychoaffective du kinésithérapeute

Cet abord psychoaffectif du patient dans ce contexte de la proximité corporelle rend nécessaire une mise à distance psychoaffective par le kinésithérapeute. Elle est constitutive de plusieurs facteurs. Tout d’abord, Théo et Muriel mentionnent que l’exercice du corps à corps a un coup psychologique et est fatigant. Par conséquent, avant d’entreprendre la pratique Dominique mentionne « qu’il ne faut pas être trop fatigué, ne pas vouloir aboutir de suite avec

le risque d’un prix à payer par la suite ». Elle relate le « burn-out » et le fait qu’il faut être « zen dans son propre corps ». Cette condition, verbalisée par les trois kinésithérapeutes leur est

nécessaire avant d’entreprendre le corps à corps. Elle a trois répercussions décrites ci-dessous.

Ø La première est relative à la définition de l’OMS, « un état de santé relevant du bien-être physique mental et social », qui est mis en application par le praticien pour lui-même avant de l’envisager pour son patient. Cet état assure au kinésithérapeute d’être disponible pour le patient, sinon il ne peut être à la fois

en action, à l’écoute, voire aux aguets, réactif et réflexif. Cette disposition, cet état d’être, permet au kinésithérapeute de faire preuve d’empathie et d’altruisme au moins dans une manifestation contrôlée de la générosité et pour pouvoir, dans un second temps, « se protéger » (Dominique).

Ø Cette protection nécessaire pour le kinésithérapeute est constitutive de la deuxième répercussion, celle de choisir le moment propice pour l’effectuation du corps à corps. Ainsi, l’engagement du kinésithérapeute, sa mise à disposition et donc son retrait, pour la juste distanciation, sont relatifs aux exigences requises pour le corps à corps, dont l’exigence psycho affective. Théo et Muriel justifient leurs propos en mentionnant que le corps à corps a un coup psychologique. Par conséquent, les kinésithérapeutes gèrent leur engagement et leur distanciation, trouvant un avantage à leur métier, qui n'existe pas chez leurs collègues médicaux et paramédicaux. Cet avantage, c’est de pouvoir, sauf en cas d’urgence, différer leur intervention, pour se préparer psychologiquement et physiquement à l’exercice du corps à corps. Dominique précise :

Dans notre profession on a une certaine chance […], c’est qu’on peut y aller quand on est prêt et si on peut ; […] quelqu’un qui nous a énervés un peu et on ne se sent pas assez zen, dans notre propre corps et ce n’est pas le moment, on peut se dire et bien là, j’irai plus tard, ça c’est une chance. On a le choix, ça veut dire que normalement le patient quand on va arriver vers lui on doit se dire je vais pouvoir lui apporter le mieux, je suis là pour lui, mais en même temps je sais la distance que je vais laisser et je vais avoir la clairvoyance à un moment de proposer quelques choses parce que c’est le plus adapté ; c’est ce que je sens. Quand on rentre dans ce style de prise en charge là, je pense que l’on se met dans une bulle, mais avec le patient.

Il est à remarquer que cette condition « de pouvoir y aller quand on est prêt, si on peut » est relative aux nombreuses techniques et pratiques dont le kinésithérapeute dispose. Ainsi, il peut différer le corps à corps sans interrompre la séance.

Ø La troisième répercussion a trait à une condition immanente au kinésithérapeute. Quatre kinésithérapeutes interviewés ont verbalisé pour l’exercice de leur métier une condition intrinsèque à l’exercice du corps à corps, telle une capacité. Cette aptitude inhérente à eux-mêmes, leur apparaît comme une prédisposition pour

laquelle il ne suffirait pas d’apprendre. Ce thème n’est pas mentionné initialement dans la modélisation aussi il est développé dans le chapitre de la discussion au point 3.

La distanciation, nécessaire à l’égard du patient, a posteriori, est donc rendue obligatoire. Théo argumente que « ce rapport au corps pour soi-même jusqu’à quel point il est

perturbant quand on agit sur le corps de l’autre ». Dominique regrette de ne jamais avoir appris

au cours de sa formation la mise à distance professionnelle, mais plutôt au cours de quelques écarts et à son détriment. Du fait de l’engagement et de la distanciation, les kinésithérapeutes interviewé(e)s expriment qu’ils négocient avec eux-mêmes les conditions et les conséquences de leur mise à disposition. Mais la mise à distance n’est pas seulement à l’égard du patient, elle est aussi à l’égard d’eux-mêmes, Dominique expliquant qu’il faut un temps pour approcher et un temps pour se détacher. Ils relativisent leur pratique et tentent de « rester modestes,

non addicts » (Dominique). Dominique, Richard et Sophia qualifient l’intervention en

kinésithérapie comme pouvant être magique. Le terme est étonnant pour des professionnels scientifiques ; pour autant, nous avons présenté au deuxième chapitre le toucher comme un moyen d’échange, au-delà de la discrimination palpatoire servant le diagnostic kinésithérapique. Il se produit des changements pour le patient sous l’effet du toucher, les perceptions du corps étant indissociables de la psyché dans sa dimension psychoaffective, au cours du traitement. Ces changements peuvent être rapidement perçus par le kinésithérapeute, se manifestant par la simple décontraction physique et psychique du patient. L’allusion au magique relèverait alors de l’étonnement par le kinésithérapeute de cette facette du toucher qui est alors dénuée de toute technicité et qui n’intervient que comme un moyen subjectif, comme un moyen relationnel. Cette dimension du toucher est mentionnée par les professionnels sans qu’ils ne sachent en déterminer les contours ou l’expliciter, d’où leur référence au magique.

Muriel et Théo qualifient le corps à corps d’enveloppe autour du patient, qui le protège à la fois physiquement et psychologiquement. Il faut alors savoir défaire le patient de l’enveloppe, pour faciliter son autonomisation (Solange, Muriel), adapter la prise en charge et reconnaître les limites du corps à corps. Aussi, les conséquences de vouloir réussir à chaque fois sont un risque pour la particularité de chaque situation, précise l’ensemble des professionnels, mentionnant qu’il faut s’adapter au patient.

Cette mise à distance de la pratique et la remise en question régulière du corps à corps permet aux kinésithérapeutes une vision élargie de leurs prises en charge pour céder la place progressivement à des techniques permettant de favoriser l’autonomie du patient.