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CADRE THÉORIQUE POUR UNE APPROCHE TEXTUELLE

3. Les segments répétés lepéniens

André Salem (1987) a appliqué le calcul hypergéométrique à l’extraction automatique de segments répétés, qui permet de repérer des suites de mots significatives d’une partition donnée. Dans le logiciel Hyperbase, cette fonction permet aussi de voir quels sont les segments répétés communs aux deux partitions. Ainsi, le tableau ci-dessous (tableau 13), recoupe plusieurs segments qu’on retrouve dans la partition de JMLP en 2007 et dans celle de MLP en 2017. Parmi ces segments, certains sont des collocations114 :

114 Dominique Legallois (2012 : 39) définit la collocation comme un « phénomène d’association entre mots

lexicaux (un gros buveur), entre mots lexicaux et grammaticaux (un jour sans), entre mots grammaticaux (le * de * - le livre de Marie) » ; La collocation correspond donc à un enchaînement consécutif de termes ou de formes grammaticales explicables linguistiquement.

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Tableau 13. Segments répétés en 2007 et 2017

Grandeur de la France Indépendance de la nation Rejet des immigrés l'amour de la France

de la France en tant que nation

libre et de l'immigration de masse

l'amour de la patrie l'indépendance de la France la maîtrise de nos frontières

l'histoire de France de la préférence nationale

Isotropie économique Politique sécuritaire Segments contrediscurifs peser à la baisse sur les salaires

des les forces de l'ordre de droite comme de gauche

l'impôt sur le revenu les zones de non droit de droite et de gauche

l'impôt sur les sociétés budget de la défense la gauche et la droite

le pouvoir d'achat des nous sommes les seuls à

la libre circulation des de la pensée unique

la concurrence internationale

déloyale la lutte contre la

la vérité des Français

Concernant l’isotropie économique, les syntagmes portant la critique ultra-libérale sont bien spécifiques des locuteurs Le Pen en campagne. Le segment répété « libre circulation » tend même à se figer dans notre corpus puisqu’il apparaît plusieurs fois sous forme de mot composé avec un tiret reliant les deux termes (figure 53) :

Figure 53. Contexte du terme libre-circulation dans le discours du FN

Dans ces contextes, le terme ne concerne que la circulation des personnes et non des marchandises.

186 Le syntagme « peser à la baisse sur les salaires » est spécifique des locuteurs Le Pen en campagne. Or, dans leur discours, parler de baisse des salaires est toujours introduit par la cause du phénomène, en l’occurrence l’immigration :

(19) La principale raison de cette insécurité, réside, vous le savez bien, dans l’immigration, décidée dans les années soixante pour peser à la baisse sur les salaires des travailleurs français et qui a été transformée en immigration de peuplement par le regroupement familial, décidé par Chirac et l’ouverture du droit d’asile au monde entier, avec les frontières-Schengen, devenues des passoires !

Déclaration de JMLP, le 26 janvier 2007 à Yvetot.

(20) L’immigration, c’est un problème pour les Français, c’est un immense problème pour la laïcité, c’est un problème pour la sécurité, c’est un problème pour nos comptes publics. Mais ce n’est pas un problème pour les amis de Monsieur Macron, ce n’est pas un problème pour l’ami de Monsieur Fillon, Monsieur Ladreit de la Charrière qui est assez œcuménique puisqu'il avait œuvré pour Madame Aubry dans une fondation appelée Agir pour les banlieues. Ce n’est pas un problème pour le grand patronat qui ne cesse de demander davantage d’immigration, parce qu’elle lui permet d’embaucher à bas coût, de peser à la baisse sur les salaires des Français. Il est inquiétant mes amis que personne ne veuille parler d’immigration dans cette élection. Moi j’en parle, et je dénonce les problèmes qui se posent.

Déclaration de MLP, le 9 mars 2017 à Mirande.

Concernant l’isotropie souverainiste nous avons classé ici les segments répétés « amour de la France » et « amour de la patrie ». Dans notre corpus, il s’avère que ce sont systématiquement les termes « France », « patrie » et « peuple » qui viennent déterminer le nom noyau « amour ». Parallèlement, ce sont les termes « nation » et « France » qui sont systématiquement reliés au terme « indépendance ». Le syntagme répété « préférence nationale » fait, de son côté, écho à deux syntagmes. En effet dans le discours du FN, il s’agit dans ce cadre d’opposer trois pôles : ceux qui pensent la « préférence étrangère » ou « immigrée » (les adversaires du FN), ceux qui pensent la « préférence communautaire » et ceux qui pensent la « préférence nationale » (soient le FN et les Français). Le syntagme « préférence nationale » représente discursivement l’intérêt commun que le FN partagerait avec les Français. Concernant la sous-thématique du rejet des immigrés le syntagme « immigration de masse » est bien spécifique du discours électoral du FN (voir chapitre 2). Ici, l’enchaînement avec « de masse » nous intéresse particulièrement. Nous avions souligné dans le deuxième chapitre que le terme immigration est très régulièrement déterminé dans une finalité d’identification du référent. Nous pouvons avec ce syntagme nous interroger sur la notion de motif, venant de la topologie textuelle développée par Longrée, Luong, Mellet (2008) et Longrée et Mellet (2013). Défini comme « un élément structurant de la texture

187 discursive » (2008 : 733), le motif représente un outil heuristique dans l’étude de la « structuration interne des textes et [à] leur caractérisation au sein d’un corpus contrastif » (Ibid. : 734). Plus formellement, un motif se caractérise par « l’association récurrente de n éléments du texte muni de sa structure linéaire » (Longrée et Mellet 2013 : 66, reprenant Legallois 2006). Pour les auteurs, le motif permet de « conceptualiser la multidimensionnalité » des formes qui « sollicitent à la fois le lexique, les catégories grammaticales et la syntaxe » (Longrée et Mellet 2013 : 66). Dans notre corpus, le terme

immigration cooccurre bien de manière caractéristique avec plusieurs codes grammaticaux : à

savoir la préposition mais aussi avec l’adjectif et le pronom relatif (voir tableau 14).

Tableau 14. Distribution des motifs immigration + n élément

Chez JMLP en 2007 Chez MLP en 2017

immigration PRP (+7,24) immigration ADJ (+9,5) immigration ADJ (+4,71) immigration PRP (+6,2) immigration PRO:rel (+2,64) immigration PRO:rel (+3,84)

Un de nos objectifs dans cette réflexion était de trouver, s’il existe, un motif spécifique de Jean-Marie Le Pen en 2007 qui le soit également chez Marine Le Pen en 2017 et le tableau ci- dessus révèle que les syntagmes nominaux construits autour du lemme immigration semblent le plus souvent lepénien. Ainsi, de même que Longrée, Mayaffre et Mellet (2016) considèrent que l’enchaînement déterminant + nom + ce (lemme) + être (lemme) + déterminant est un motif multidimensionnel du discours sarkozyste nous pensons que le syntagme nominal étendu autour d’immigration pourrait bien être aussi considéré comme un motif lepénien.

Enfin, le tableau ci-dessus met en relief des segments contrediscursifs. C’est effectivement le cas pour la collocation « pensée unique ». Nous avons déjà souligné le degré d’accointance entre les acronymes PS et UMP dans le chapitre 1. Ici, les segments répétés rendent compte de cette cooccurrence au niveau local : après avoir évoqué un des bords idéologiques, le locuteur FN nomme systématiquement l’autre avec les syntagmes « de droite comme de gauche », « de droite et de gauche », « la gauche et la droite ». Dans le discours du FN, nommer la gauche requerrait donc de nommer la droite et réciproquement. Dans ces segments, deux mots-outils relient les termes, le coordonnant et et le comparant comme, assimilant les deux idéologies. Ainsi, le retour au « local » éclairé par le « global » confirme l’importance des tissages sémantiques que les isotropies ont mis en lumière.

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Conclusion - L’isotropie souverainiste : le socle textuel du discours lepénien

Dans cette étude consacrée à la textualité du discours lepénien, la statistique cooccurrentielle a fait émerger deux facteurs textuels déterminants : les isotropies, et notamment l’isotropie souverainiste, qui rend compte de la cohérence globale de la structure sémantique du texte lepénien et les sous-thématiques qui en charpentent la structure. S’est dégagée une cohérence globale dans le discours lepénien à travers la prégnance, dans chaque AFC, de réseaux lexicaux catégorisables en deux isotropies : l’une renvoyant au lexique économique et l’autre au lexique souverainiste. C’est autour de cette isotropie souverainiste, fondée à la fois sur la grandeur de la France, l’indépendance de la nation et le rejet des immigrés, que se constitue la cohérence thématique du discours FN sur l’intervalle 2000- 2017. Cohérence mais aussi évolution comme le révèlent certains graphiques illustrant la variation du discours FN sur les sous-thématiques sécuritaire et anti-islamiste. Le discours économique est quant à lui plus complexe : MLP propose par exemple des mesures plus sociales que ne l’avait fait JMLP et son discours resémantise certains concepts (issus du Front National ou des partis opposés), souvent avec une visée électoraliste. On trouve ainsi confirmée par la confrontation au corpus la réflexion de F. Rastier (2004), placée en ouverture du chapitre 4, sur la resémantisation des mots par l’activité textuelle.

Ces études confirment également ce que notre première approche lexico-grammaticale avait entrevu, à savoir que le discours lepénien entretient un lien intrinsèque avec le discours nationaliste, et ce lien est repérable aussi bien dans le discours de Jean-Marie Le Pen que dans celui de Marine Le Pen. Notre analyse s’écarte ainsi de certaines conclusions de l’ouvrage d’Alduy et Wahnich (2015), qui ne remarquent pas que la resémantisation de certains concepts extrémistes dans le discours Marine Le Pen ne porte que sur l’isotropie économique.

A fortiori, leur travail n’évoque que très peu les isotropies économique et souverainiste. Sur le

plan formel, nous nous rapprochons cependant de leur étude. D’ailleurs, il nous semble nécessaire d’expliciter ici que les fonctions Corrélats et Topologie ont surtout rendu compte de la structure sémantique de la textualité du FN, l’analyse des profils cooccurrentiels a dialectisé les relations que les substantifs spécifiques lepéniens entretiennent entre eux. Enfin les allers-retours entre les axes paradigmatique et syntagmatique ont permis de faire progresser cette approche textuelle en dépassant le plan sémantique d’une part, et en construisant un lien entre cohésion et cohérence d’autre part. Ce cinquième chapitre, situé au cœur de notre thèse, représente donc matériellement un croisement que nous poursuivons avec l’analyse du fonctionnement textuel et sémantique des connecteurs du discours lepénien.

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CHAPITRE 6. FONCTIONNEMENT

SÉMANTIQUE ET TEXTUEL DES