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Les isotropies morale et sécuritaire révélatrices de choix de campagne

CADRE THÉORIQUE POUR UNE APPROCHE TEXTUELLE

1. Des réseaux lexicaux aux isotropies lepéniennes

1.2. Les isotropies morale et sécuritaire révélatrices de choix de campagne

Nous observons ici les substantifs qui se croisent dans le discours de JMLP, face aux substantifs qui se croisent dans celui de MLP. Les corrélats, axés non plus sur les 300 mots pleins mais sur les 300 noms des locuteurs Le Pen, révèlent en effet des quadrants plus détaillés. La principale distinction réside dans la sur-représentation d’une isotropie sociéto- morale axée sur la famille et l’éducation chez JMLP en 2007 d’un côté, et un discours sécuritaire de MLP en 2017 de l’autre. La seconde distinction approfondit nos premiers résultats concernant le discours économique du FN.

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Figure 38. AFC des 300 substantifs. Regroupement isotropique chez JMLP en 2007

Cette AFC centrée spécifiquement sur les substantifs distingue d’abord une isotropie économique avec des termes généraux tels que « chiffre », « dépense », « dette », « euro », « capitalisme » et des termes plus précis : « impôt », « emploi », « chômage », « entreprise », « agriculture », « industrie ». Dans ce graphique figure aussi une isotropie souverainiste avec les termes « conscience », « sentiment », « civilisation », « peuple », « nature », « courage », « culture », « nation », « identité ». Face à ces isotropies, l’AFC isole un quadrant (en haut, à gauche) qui correspond à un discours moral plaçant la « famille » comme fondement de la « société » :

(1) Ces deux candidats, issus de l’extrême gauche, poursuivent le même objectif révolutionnaire : la destruction des fondements naturels de la société que sont la famille, la patrie, la liberté, la propriété et le travail.

Déclaration de JMLP, le 11 février 2007 à Nantes.

JMLP aborde aussi dans ce cadre la question des « allocations » familiales et de l’« éducation ». Dans son discours, les allocations seront exclusivement distribuées aux Français et Françaises notamment pour réduire l’avortement :

163 (2) J’entends donc mettre en place une véritable politique de fond, une politique

préventive, une politique incitative. L’adoption prénatale, la création d’un revenu parental, la définition d’un statut juridique et social pour la mère de famille et la revalorisation des allocations familiales réservées aux familles françaises constitueront les moyens concrets pour réduire le nombre des avortements et relancer la natalité française. Chacun doit être conscient en effet qu’il n’y a pas de redressement national sans redressement démographique.

Déclaration de JMLP, le 21 janvier 2007 à Paris.

En 2017, ce discours sociétal a disparu et le graphique est sans équivoque : il est remplacé par une isotropie axée sur l’insécurité (figure 39).

Figure 39. AFC des 300 substantifs. Regroupement isotropique chez MLP en 2017

Les deux quadrants du haut portent le discours sécuritaire de MLP renvoyant à un discours anti-islamiste, comme le révèle le rassemblement des termes « idéologie », « terrorisme », « islamisme », « fondamentalisme » et « nationalité ». La présence de ce substantif « nationalité » s’explique en contexte par la mesure préconisée par le FN sur la déchéance de

164 nationalité : « Moi seule, je me suis engagée de façon crédible et sérieuse : rétablissement de nos frontières nationales, expulsion des islamistes étrangers, déchéance de nationalité des terroristes binationaux » (MLP, le 11 avril 2017, à Arcis). Plus bas encore, se trouvent rapprochés les termes « sécurité », « frontière », « communautarisme », « mondialisme », « individu », « mesure », « conséquence », « crise », « immigration ». Marine Le Pen parle le plus souvent du fondamentalisme islamiste. Toutefois, ce n’est pas l’adjectif radical qui cooccurre le plus souvent avec « islamiste » : le terme qui est adjoint à « islamiste » est dans l’exemple ci-dessus l’adjectif étranger (qui se trouve être un des principaux cooccurrents). Ainsi lorsque nous utilisons la formule isotropie anti-islamiste nous reprenons les mots des politiques, mais entendons bien par-là que MLP juxtapose en réalité les termes « musulmans » et « étrangers ».

L’axe F2 oppose de manière concomitante un traitement sociétal (en haut) dont le terme « insécurité » est un prototype, et un réseau lexical (en bas) axé sur le social avec les termes « salarié », « baisse », « chômeur », « classe », « retraite », « travailleurs », « santé », « soin ». On retrouve ici avec ce réseau lexical l’émergence d’un discours social dans le discours lepénien, tel que précédemment décrit en sciences politiques (Dézé 2015), en sociologie (Ivaldi 2015) et en analyse du discours (Alduy et Wahnich 2015).

Ces deux graphiques centrés sur les substantifs permettent ainsi de détailler des isotropies révélatrices de choix de campagne. Quand JMLP axe son discours sur la famille et la morale, MLP l’axe, quant à elle, sur la sécurité et l’anti-islamisme tout en revendiquant, dans la même campagne, un discours social. Les travaux de G. Ivaldi (2015) avaient déjà révélé une croissance des thématiques socio-économiques dans le discours de Marine Le Pen. Lors des législatives de 2012, le politologue calcule que 76% « des mesures proposées par le Rassemblement bleu marine se plaç[aient] à gauche de l’axe économique ». Selon G. Ivaldi, le FN passe en réalité d’un discours nettement néolibéral à un discours social-populiste. Son étude quantitative des programmes électoraux officiels du FN sur la période 1986-2012 note deux tournants, l’un à partir des années 1990 et l’autre en 2012 avec le programme de Marine Le Pen. Toutefois, aucun des virages du FN, sur le plan économique, ne supprime selon lui les mesures néolibérales. À partir des années 1980, ce qui domine dans les programmes repose sur la combinaison de l’autoritarisme culturel et d’une adhésion au libéralisme économique (concernant notamment la désétatisation, la dérégulation et la lutte contre le fiscalisme (2015 : 171)). Jusque dans les années 1990, le programme du Front National demeure donc bien largement à la droite de l’axe économique. À partir des années 1990, le chercheur note une

165 diminution progressive de ces mesures libérales avec l’intégration de thèmes plus sociaux ainsi qu’une adhésion au protectionnisme économique. Toutefois, en 1990, le FN n’abandonne pas les mesures libérales (Ibid. : 172), il se repositionne surtout au centre de l’axe économique et trouve dès 1995 « une traduction politique dans l’affirmation du “ni droite ni gauche” » (Ibid. : 173). À la veille des législatives de 1997 le programme du FN porte alors 46% de mesures de gauche et 54% de droite (résultat bien différent des années 1980). En 2002, l’affirmation de JMLP qui se pose « socialement de gauche et économiquement de droite » témoigne d’ailleurs selon Ivaldi du « caractère hybride du programme socio-économique » du parti (Id.). La seconde rupture se fait avec le programme de MLP en 2012 qui pour la première fois dans l’histoire du FN déplace le projet économique du parti à gauche de l’échiquier : le parti endosse alors « l’interventionnisme étatique, arguant du rôle stratégique de l’État et de la nécessaire défense des services publics » (Ibid. : 173- 174). Toutefois ici encore, le programme du FN contient des éléments néolibéraux avec par exemple, la lutte de MLP contre l’assistanat, contre la fraude sociale ou son hostilité affichée à l’encontre des syndicats (Ibid. : 175) auxquels nous pouvons ajouter son opposition à une augmentation du SMIC110, ainsi que la volonté de restreindre la fonction publique territoriale et son opposition à la création de postes dans l’éducation nationale. Ces choix participent, en grande partie, à son discours qui crée une polarisation entre la bonne et la mauvaise dépense publique :

(3) J’engagerai ainsi un plan de désendettement massif de la France, en gérant de façon enfin responsable l’argent public. Ainsi, je distinguerai la bonne dépense publique, celle qui finance les services publics, l’école, la santé, les retraites, la sécurité, la défense, de la mauvaise dépense publique le coût de l’immigration, la fraude sociale, les dérives de la décentralisation, l’argent versé à l’Union européenne sans retour, les niches fiscales réservées aux puissances d’argent, comme la niche Copé pour les très grands groupes. Aujourd'hui, le pouvoir sarkozyste s’en prend à la bonne dépense publique il ferme nos hôpitaux, nos commissariats, nos gendarmeries, nos écoles, nos casernes. On a même pensé à diminuer les indemnités chômage des cadres ! En revanche, il laisse prospérer la mauvaise dépense publique. Rien n’est fait contre elle. Au contraire on multiplie depuis 2007 les cadeaux aux amis du pouvoir, on accroît chaque année l’immigration légale, je vous l’ai dit, mais aussi la fonction publique territoriale au bénéfice des roitelets des conseils régionaux ou généraux. On fait de la communication mais on ne s’attache pas à lutter contre la fraude sociale quid des contrôles de train de vie suspects, dans les camps de roms ou dans certaines cités ? Rien n’est fait.

Déclaration de MLP, le 11 septembre 2011.

110 Dans la dernière présidentielle elle le déclare explicitement (le 25 janvier 2017 sur Europe 1).

https://www.europe1.fr/politique/marine-le-pen-contre-une-augmentation-du-smic-si-elle-est-elue-2960186 (consulté le 30 mai 2020).

166 Notons enfin que certains membres du FN assument cet ancrage idéologique : « Je souhaite que mon programme permette de dire “Heureux comme un entrepreneur en France” » (MLP, le 5 janvier 2017, citée par Lambert 2017). Les propos de Bernard Monot, ancien conseiller économique du FN (jusqu’en 2018) reprennent également l’image de ce libéralisme limité aux frontières hexagonales : « Nous sommes capitalistes, d’abord […] », « À l’intérieur de l’Hexagone, nous sommes libéraux, c’est-à-dire en faveur du profit. Au-delà des frontières tout change » (entretien avec R. Lambert, Le Monde diplomatique, numéro de mai 2017).

L’observation de ces évolutions thématiques dans le discours économique n’est possible que parce que la structure textuelle du Front National porte bien sur un réseau lexical corrélant souverainisme et nationalisme. Comme nous allons le voir, la suite de l’étude (1.3 et 2.) permettra d’affirmer avec Charlotte Schapira (2010 : 181) que les « deux éléments constituants » du discours nationaliste s’inscrivent dans un mouvement opposant « l’attachement à la nation d’une part et, d’autre part, la démarcation de tout ce qui n’est pas perçu comme la nation ».