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L’énumération : la feinte d’une visée illustrative

DISCOURS DU FRONT NATIONAL

3. Comment parler d’immigration et pour quoi faire ?

3.1. L’énumération : la feinte d’une visée illustrative

Plus de la moitié des phrases-clés dévoilent que l’énumération constitue un support discursif privilégié pour parler d’immigration. Nous utilisons la notion d’énumération non seulement pour ses effets-listes (tels que définis par Micent-Lawson et al. 2013) mais également pour ses effets d’accumulation (par exemple citation 6). L’énumération permet d’énoncer successivement les diverses parties d’un tout. Sophie Micent-Lawson, Michelle Lecolle et Raymond Michel ont consacré un ouvrage collectif aux effets de liste produits par l’énumération, en précisant notamment que les effets de décontextualisation qu’elle entraîne brisent la discursivité (2013 : 9). Dotées d’une « intentionnalité », les listes « se prêtent à des parcours interprétatifs multiples, non seulement sur les éléments listés, mais encore sur l’ensemble qui les enchâsse » (Ibid. : 16). L’étude des cinq premières phrases-clés sera ainsi consacrée à montrer que les énumérations qui intègrent le substantif immigration visent bien à conduire l’auditeur dans un parcours interprétatif précis : le substantif y occupe une place importante et il entretient avec les termes qui l’environnent des relations sémantiques révélatrices du discours FN.

Le discours du 6 septembre 2015 tenu par Marine Le Pen à Marseille contient trois phrases-clés. Il clôture une université d’été organisée par le parti et annonce les élections régionales de décembre. Le fil directeur du discours repose sur la description des diverses crises auxquelles sont confrontées les Français et Marine Le Pen hiérarchise ces crises, en érigeant la crise migratoire au statut de « crise majeure ». L’immigration y sur-occupe l’espace discursif (calculé statistiquement comme mot-clé du discours). La première occurrence d’immigration (qui est aussi la phrase-clé) se situe dans une énumération :

76 (6) Nous serons le bouclier des Français. Face aux gaspillages, face à la disparition

des services publics, face à l’austérité, face à l’immigration, face au communautarisme, face à l’islamisme !58 Vous allez me dire : « ça fait beaucoup de

problèmes à régler ».

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

La préposition face à – faisant écho à l’image véhiculée par le « bouclier » – scande l’énumération afin de marteler le combat que portera le FN, une fois élu aux élections régionales. Le Front National protègera donc les Français contre les différentes crises énumérées plusieurs fois au cours du discours. Les statistiques révèlent que face à et contre sont sur-utilisés par Marine Le Pen par rapport à son père et par rapport aux autres candidats durant les campagnes59. Dans le réseau sémantique FN, les différents éléments de l’énumération entretiennent un lien qui repose sur une relation causale : l’« immigration » entraîne souvent dans le discours du FN « gaspillages », « disparition des services publics », « communautarisme » et « islamisme ». Cette phrase-clé est donc essentielle d’un point de vue argumentatif puisqu’elle pose les thématiques qui seront déroulées tout au long du discours. En effet, nous respectons dans notre présentation la logique discursive du meeting étudié : les différents énoncés étudiés sont présentés tels qu’ils apparaissent et tels qu’ils se succèdent60 dans ce discours du 6 septembre 2015. Surviennent ensuite d’autres séries énumératives à l’intérieur desquelles le Front National est présenté comme un « rempart contre » ces crises de « toutes natures, économique, sociale, migratoire » :

(7) Ces crises de l’immigration, de l’identité, de l’école, de la santé, du travail, de la protection, de l’agriculture, de la sécurité, dont on veut nous faire croire qu’elles sont conjoncturelles liées à tels ou tels événements intérieur ou international alors qu’elles sont, depuis bien longtemps, structurelles.

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

L’énumération concerne les compléments du nom crises. La suite de l’extrait relève du contre-discours, lequel est sous-tendu par un positionnement énonciatif critique face au discours d’autrui érigé en doxa : dans la relative « dont on veut nous faire croire », le contenu de la doxa rejetée apparaît dans la complétive complément de croire : « elles [ces crises] sont conjoncturelles ». La suite relève également du contre-discours, par son caractère d’opposition à un discours dominant (depuis Rabatel 2015), marqué par la conjonction d’opposition alors que, par l’adjectif antonymes structurelles et par l’opposition contextuelle

58 Rappelons ici que la phrase-clé est en gras et les mots spécifiques apparaissent en rouge. 59 Hormis en 2017 où Marine Le Pen se voit devancée par Macron dans la sur-utilisation de face à. 60 De même pour les autres discours étudiés.

77 entre le présent d’énonciation de « sont conjoncturelles » et la valeur de permanence (ou d’indifférence au temps) du présent de « sont structurelles » : l’énoncé reformulé pourrait être « les crises ne sont pas actuellement conjoncturelles, elles sont incessamment structurelles ». Cet extrait oppose donc deux points de vue sur la politique actuelle, celui de la doxa globalisée imputée à l’énonciateur « on » et celui du Front National qui en prend le contre- pied. Cette vision contrediscursive dénonce le système : ces crises seraient alors constitutives du tout (in)cohérent que forme le système actuel.

Faisant suite, intervient la seconde phrase-clé :

(8) Revenons-en à cette conjonction des crises. Il est des domaines où cette accumulation se voit parfaitement.

Par exemple notre système de santé, qui subit tout à la fois les ravages de l’austérité imposée par Bruxelles, et les drames du communautarisme, qui sont eux-mêmes la conséquence directe d’une immigrationmassive incontrôlée.

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

Dans cet extrait, l’énumération de deux termes développés (un syntagme nominal expans par une relative explicative) représente discursivement « l’accumulation », la « conjonction des crises » que dénonce le discours. La présence d’immigration dans cette énumération feint pragmatiquement une visée illustrative. Simulant une étude de cas choisie aléatoirement avec le connecteur par exemple, l’énoncé a pour visée d’objectiver un réseau sémantique souvent utilisée par le FN. Il repose de nouveau sur un lien de causalité (explicite ici) : l’austérité de Bruxelles et le communautarisme (engendrés par l’immigration) détraquent le système de santé. Dans cette perspective d’objectivation, l’immigration dénoncée est celle qui est « massive » et « incontrôlée ». Dans ce syntagme nominal, les deux adjectifs ne fonctionnent pas sur le même plan : l’adjectif incontrôlée porte sur le groupe nominal « une immigration massive ». MLP dit ainsi que l’immigration massive est incontrôlée comme si immigration et

massive formaient une collocation contextuelle. Il s’agit de la première occurrence du

syntagme dans le discours mais rappelons la récurrence de cet enchaînement dans le discours FN : les profils cooccurrentiels ont révélé l’enchaînement systématique des lemmes « immigration » + « masse ». Sous couvert d’une visée illustrative où les propos énoncés reposeraient sur l’opinion commune, la fonction pragmatique de cette phrase-clé repose donc sur une objectivation de la vision politique du FN. Dans l’exemple suivant, MLP s’oppose au discours qui serait doxique sur l’immigration en l’infirmant pour poser clairement son (contre)-discours qui repose sur une relation attributive d’identité :

78 (9) L’immigration n’est pas une chance, c’est un fardeau. […]. L’immigration

d’aujourd’hui est une immigration familiale encouragée par le regroupement du même métal mis en œuvre par la droite et la gauche, une immigration d’installation sans aucune volonté de retour dans le pays d’origine.

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

Partant d’un rejet d’un discours qui serait doxique par le biais de négations dialogiques « l’immigration n’est pas une chance », Marine Le Pen aplanit le terrain pour construire un

nouveau discours « c’est un fardeau ». L’effet pragmatique est de construire explicitement un

contre-discours qui s’inscrit ici dans un acte définitoire. Il s’agit de contredire explicitement la doxa bien-pensante sur l’immigration et de proposer ensuite une autre voie portée par une voix différente de celles qui sont actuellement au pouvoir. Nous avons déjà remarqué (chapitre 1) que l’acte définitoire est argumentatif et conduit systématiquement à une conclusion. C’est bien ce dont il s’agit avec cette tournure emphatique qui vise explicitement à modifier la réception du terme immigration. Après d’autres phrases qui redéfinissent l’immigration, ce discours du 6 septembre 2015 se clôt par un commentaire méta-énonciatif qui conclut sur le sujet et appelle explicitement à voter Front National pour les élections régionales. C’est dans ce contexte qu’intervient la troisième phrase-clé :

(10) Je dirais pour terminer sur ce chapitre, que la crise migratoire actuelle, d’une extraordinaire intensité, n’est pas prête de s’arrêter. Elle est terrible, et l’inaction de nos gouvernants est cruelle. Mais elle a au moins un mérite : elle met en lumière la justesse de nos analyses, et permet à chacun de se faire une opinion sur la lâcheté incommensurable des gouvernements successifs, de droite comme de gauche, qui nous ont conduits là. Plus que jamais, sur ce sujet comme sur d’autres, le Front National devient la boussole des Français. Comme notre mouvement est aussi la boussole des Français sur le fondamentalisme islamiste, qu’on accroît encore par cette immigration hors contrôle.

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

Du « bouclier » à la « boussole », ce discours renvoie l’image d’un parti défenseur des Français. Ici c’est le déterminant démonstratif du syntagme « cette immigration hors contrôle » qui participe à l’objectivation de la relation « immigration » + « hors contrôle ». En effet, le syntagme étant très éloigné des premières mentions, le démonstratif prend ici une valeur d’exophore mémorielle61 parce qu’il fait référence à un savoir partagé (qui serait consensuel). Dans ce discours la première et la seconde phrases clés se manifestent donc dans une énumération et les trois partagent une relation causale (implicite en (6), explicite en (8) et

61 L’« exophore mémorielle » désigne un mode de référence où le référent est in absentia, c’est-à-dire sans

79 (10)). Ce discours se termine par une bataille de mots dans laquelle la locutrice s’oppose par anticipation aux dénominations des autres :

(11) Même s’il ne vous aura pas échappé que la propagande cherche à imposer les mots dans le but de désarmer l’esprit, les clandestins sont ainsi devenus des migrants et, je vous l’annonce, certains souhaitent systématiquement remplacer le mot « migrant » qui fait encore trop penser immigration par l’usage systématique du terme « réfugié ». Je suis convaincue que nos dirigeants politiques seront les premiers à se soumettre à cette injonction. Pas nous ! Confrontés à ce constat, point besoin de vous expliquer l’importance de ne laisser passer aucune occasion de combattre pour la France, point besoin de vous dire l’importance des élections régionales de décembre prochain ! Engageons-nous sans retenue dans cette campagne essentielle !

Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.

Les mots des autres dans le discours du FN sur l’immigration semble occuper une place importante et le discours sur l’immigration de MLP a bien une visée électorale62.

Le second discours étudié pour mettre en lumière l’importance des énumérations dans le discours FN sur l’immigration a été prononcé par Jean-Marie Le Pen, le 12 novembre 2006 au Bourget. Il s’inscrit dans le cadre de la traditionnelle fête Bleu, blanc, rouge, instaurée par le Front National en 1981. Comme souvent dans les discours du FN, ce discours comprend deux parties, la première dresse un bilan négatif et une critique de la situation, causée par les dirigeants actuels, la seconde met en contraste les propositions du FN.

Dans un premier temps, le discours est scandé de phrases nominales qui introduisent une anaphore rhétorique accusatrice de la politique actuelle. À l’ouverture même du discours, après les salutations du public, se trouve cette phrase nominale énumérative :

(12) Plagiat et mensonge. Sur l’immigration, sur l’insécurité, sur l’éducation, sur l’Europe, sur la mondialisation, sur les grands équilibres géostratégiques.

Déclaration de JMLP, le 12 novembre 2006, au Bourget.

Cet extrait introduit un discours critique de l’intérêt soudain des candidats pour la nation et d’autres thématiques qui appartiendraient au Front National. La critique porte sur le décalage entre le discours des candidats et leurs actions quand ils sont au pouvoir. Le terme mensonge précède et mène aux groupes prépositionnels compléments du nom « mensonge », détachés par le point à l’écrit et énumérés avec un fort effet d’accumulation accusatrice.

62 Dans la citation 10, on est très proche de la figure de la paradiastole, à valeur dialogique (et contrediscursive),

dont la formulation serait « vos réfugiés sont des migrants ». Voir l’article de Gaudin et Salvan (2008c et 2010b).

80 S’ensuit la critique de la destruction opérée par les politiques au pouvoir introduite par une nouvelle phrase nominale « CASSE SOCIALE ET NATIONALE. Eux qui ont tout cassé depuis 30 ans ! Car ils ont tout cassé, L’emploi, le pouvoir d'achat, la cohésion sociale, l'entreprise, la laïcité, l'armée de conscription, l’école, l’agriculture, l'enfance, la natalité ». Ici, la critique repose sur le même schéma : phrase nominale annonciatrice du sujet critiqué et énumération. En écho à ce nouveau thème intervient ensuite la phrase-clé :

(13) Ils répètent toujours ce même slogan, inlassable, injustifiable : « Tout sauf Jean- Marie le Pen ». L’homme du vrai changement. Pourquoi tout sauf Le Pen, si l'on admet, par ailleurs, que Jean-Marie Le Pen avait raison sur tout ? Sur l’immigration, sur l’insécurité, sur l’Europe, sur l’euro, sur l’Irak, sur le Sida, sur la mondialisation... Étrange incohérence, sans même parler de morale, que cette attitude qui consiste à ostraciser, à vilipender, celui qu’on plagie par ailleurs et à qui on donne si ouvertement raison.

Déclaration de JMLP, le 12 novembre 2006, au Bourget.

La succession [slogan « tout sauf Jean-Marie Le Pen » + l’énoncé « l’homme du vrai changement »] vise à décrédibiliser cette « étrange incohérence » qui habite les adversaires de Le Pen. Face à leur slogan cité au discours direct, le locuteur propose une énumération thématique qui s’ouvre sur le concept d’immigration. Face aux menteurs casseurs précédemment critiqués, l’énumération vise à construire l’ethos du politique intègre qui « dit la vérité aux Français ». De nouveau, l’insécurité suit l’immigration (trois fois dans le discours). D’un point de vue logico-argumentatif, cette énumération intervenant dans la première partie critique du discours sert à annoncer la seconde partie, soit celle qui développera l’ensemble des actions préconisées par le FN. Notons ici que le terme sida vise plus particulièrement la polémique. Dans la base consacrée aux discours lepéniens, trois occurrences du terme sida apparaissent dans une énumération polémique. Selon Milcent- Lawson et al. (2013 : 26), si certaines énumérations provoquent « un effet de congruence croissante », d’autres au contraire dénotent un « effet de déstabilisation […] chez le lecteur ». Aussi, en utilisant ce terme, JMLP réactive-t-il la polémique qu’avaient suscitée ses propos sur le sujet. En effet le 6 mai 1987, il participe à l’émission « Heure de vérité » sur Antenne 2 et déclare :

(14) On a refusé délibérément de dire quels sont les modes préférentiels – si j’ose dire – de contagion de la maladie. Ayons le courage de le dire ici : c’est d’une part la sodomie à 80%, c’est d’autre part l’usage de la drogue à 17%, voilà la vérité. […]. Il s’agit d’une question excessivement grave qui met en cause la santé publique, qui met en cause la sécurité, l’équilibre des finances, je dirais même l’équilibre de la nation.

81 En revanche je crois que le sidaïque – si vous voulez, j’emploie ce mot-là, c’est un

néologisme, il n’est pas très beau mais je n’en connais pas d’autres – celui-là, il faut bien le dire est contagieux par sa transpiration, ses larmes, sa salive, son contact, c’est une espèce de lépreux, si vous voulez.

Ainsi dans le cadre de la présidentielle de 2007, le fait d’intégrer le sujet du Sida intègre réactive trente ans plus tard une polémique, aux fondements démentis par les études scientifiques. Cette réactivation polémique n’est pas unique dans notre corpus. Dans une déclaration à Annecy (le 30 août 2002), JMLP dénonce la surveillance du langage qui engendre des sanctions judiciaires et prend alors l’exemple des termes détail et sidaïque. L’analyse de ces différentes phrases-clés montre en fin de compte que les énumérations jouent bien un rôle dans l’actualisation en discours de réseaux sémantiques inhérents au discours du FN. L’analyse de ces différentes phrases-clés a montré que les énumérations jouent bien un rôle pour actualiser en discours des réseaux sémantiques inhérents au discours du FN.