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1.1 Les conditions socio-historiques d’une relation familles-école

1.1.4 La secondarisation de masse : une école « ouverte » qui a besoin des parents

La seconde époque des relations entre les familles et l’école, à partir des années 1950, marque un premier pas vers la reconnaissance des parents en interlocuteurs légitimes de l’école. Avant cette période, basée sur un principe de mise à distance des appartenances primaires et de rupture avec l’environnement social et communautaire (Giuliani & Payet,

2014), les autorités scolaires se soucient peu de l’opinion des parents, perçus comme des « ignorants » qu’il s’agit d’éduquer à distance à travers l’enfant (Montandon, 1989). La démocratisation de l’enseignement des années 1960, puis l’ouverture de l’école vers les familles, confèrent, et ce, de manière accélérée dès 1970, une importance inédite et nouvelle des formes de liens qui nouent les parents à l’école. Ces derniers vont progressivement acquérir, bien qu’inégalement, des droits (siéger dans différentes commissions scolaires, exiger plus de transparence et d’informations ayant trait au fonctionnement de l’institution ou encore aux méthodes d’évaluation et d’enseignement des acteurs pédagogiques) au sein d’une institution scolaire qui pose un regard nouveau sur les familles, les assimilant désormais en tant que partenaires (Périer, 2005). En effet, le soin apporté aux relations entre l’école et les familles, notamment dans les textes officiels et réglementaires, indique clairement une incitation au dialogue et au partenariat (bien qu’on ne parle pas encore de « partenariat »), encourageant ainsi la participation et l’expression des parents au sein de l’établissement scolaire. Il convient de rappeler le contexte socioéconomique particulier de la décennie 1950-1960 – et plus largement la période dite des « Trente Glorieuses » – durant laquelle la vague de démocratisation des études en Europe s’est déployée, bouleversant profondément le rapport à la scolarisation sur l’ensemble de l’échelle sociale en général, au sein des membres des classes populaires en particulier :

En l’espace de quelques décennies, l’école a changé de place, notamment à cause des besoins d’une économie qui se tertiarise de plus en plus et nécessite davantage d’individus disposant de diplômes […]. Le développement de la préscolarisation (en crèche, à l’école enfantine), le prolongement de la scolarité obligatoire jusqu’à l’école secondaire, l’extension des études postobligatoires […] ont donné une place de plus en plus centrale dans l’ensemble du processus de socialisation et la détermination des destinées professionnelles. […] En effet, la « démocratisation des études » sous la forme d’une augmentation générale du nombre d’années à effectuer dans le système scolaire désormais gratuit a permis aux élèves issus des classes populaires d’accéder à l’école secondaire et aux études postobligatoires, en les maintenant de plus en plus longtemps dans le système éducatif. […] Durant cette période de croissance scolaire importante, la proportion d’enfants ouvriers sortant du système scolaire sans aucun diplôme diminue de façon nette. (Delay, 2009, pp. 316-317)

Terrail (1984) résume par ailleurs cette profonde transformation comme suit : l’école est devenue l’« instance décisive de la détermination sociale des identités individuelles. […] C’est cette centralité, nouvelle pour elles, de la socialisation scolaire que les familles ouvrières ont dû affronter » (p. 428).

Ainsi, c’est au cours des années 1950-1960 que l’on assiste à une logique de renforcement des liens entre l’école et les familles. La période de très forte croissance économique qui se déploie en Europe et en Suisse appelle à une augmentation de cadres et travailleurs qualifiés. L’explosion scolaire conduit à une formidable entreprise de socialisation par

l’école, s’étirant de plus en plus longuement, allant de la préscolarisation de l’enfant jusqu’à l’enseignement postobligatoire. Les relations entre l’école et les familles ne sont plus une configuration ponctuelle comme au XIXe siècle, se déroulant dans un cadre social défini, ritualisé et rarement « pédagogique » (de Queiroz, 2000, p. 41), mais se présentent comme mutuelles. Les parents sont, par exemple, invités à rencontrer les enseignants de leur propre initiative, et non plus sur convocation institutionnelle uniquement (Delay, 2009). Dans ce contexte d’ouverture de l’école et de logique de rapprochement, la collaboration entre l’institution scolaire et les familles s’impose comme une nécessité devant l’enjeu que constitue l’échec scolaire, nouveau « problème social » (Isambert-Jamati, 1985)32 contre lequel l’école s’engage à lutter afin d’assurer le principe républicain d’une égalité des chances, ainsi que « la promotion d’une classe moyenne instruite et qualifiée » (Delay, 2011, p. 205). Dans le canton de Genève, cette « mission compensatrice des différences » (Thévenaz-Christen, 2005, p. 11) concerne également l’école enfantine et primaire, et figure de manière explicite dans la loi sur l’instruction publique :

Tendre à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire des élèves dès les premières années de l'école.

 

Objectifs de l’école publique, juin 1977 (art. 4)

Enfin, cette seconde époque des relations familles-école marque une rupture dans les rapports qu’entretiennent les deux instances de socialisation (Périer, 2005). Il ne s’agit plus, par le biais de l’institution scolaire, de « moraliser » et « discipliner » (p. 40) les familles populaires, jusque-là tenues à distance et restées cloisonnées dans leurs quartiers ouvriers (Delay, 2013). L’ambition institutionnelle poursuivie vise dès lors l’implication et la responsabilisation des parents dans la scolarisation de leur progéniture, les familles se révélant être des figures nécessaires à l’école. Ce faisant, Périer (2005) constate que ce sont de nouvelles attentes et formes de dépendances des familles socialement disqualifiées qui apparaissent. Les parents sont appelés à être les initiateurs des relations à entretenir avec l’institution scolaire, « dans le prolongement de la famille et non plus contre elle » (p. 41), un rôle endossé jusque-là par les acteurs scolaires (les enseignants, en particulier). A Genève, ce processus de collaboration étroite entre l’école et les familles s’amorce aux cours des années 1960-1970 et s’observe également dans les textes de lois sur l’instruction publique : L’école publique complète l’action éducative de la famille en relation étroite avec elle. […] L’autorité scolaire encourage la participation active des maîtres, des élèves et de leurs parents aux responsabilités scolaires.

 

Objectifs de l’école publique, juin 1977 (art. 5)

Si l’école complète et prolonge l’action éducative des familles, ces dernières, à leur tour, se doivent de compléter l’école et lui apporter sa collaboration active (Glasman, 1992). L’école

                                                                                                               

32 Dans l’ancien système d’enseignement, clivé et élitaire, l’échec scolaire était considéré comme un fait normal,

voire une fatalité. Il se constitue en problème social sous l’effet de la massification et la démocratisation scolaires. Tandis que l’institution scolaire cherche à réduire les inégalités sociales, elle les transforme en inégalités scolaires (Delay, 2011). Pour une lecture concise concernant le contexte d’émergence des « premières » inégalités scolaires, voir Alonzo & Hugrée (2010). Pour une lecture sociologique plus approfondie, voir par exemple Bourdieu et Passeron (1964), et plus récemment Terrail (1984), Poullaouec (2004) et Mottet (2013).

entend ainsi investir les familles d’un nouveau rôle, celui d’« accepter de dépasser la singularité familiale pour accompagner efficacement l’enfant dans son parcours scolaire […] [et] en quelque sorte, de se transformer en parents d’élèves » (p. 41). Selon Delay (2011), les premières associations de parents d’élèves en Suisse remonteraient à la fin des années 1950. C’est par l’intermédiaire de ces associations (l’expression même de « parents d’élèves » aurait été inventée et imposée par ce mouvement naissant, Glasman 1992, cf. notre introduction générale) que les parents se présentent en interlocuteurs réguliers de l’école. Dans le canton de Genève, on peut en voir une illustration notamment à travers la publication de nombreuses revues institutionnelles (Bulletin officiel de l’enseignement primaire, 1958 ; Bulletin de la direction de l’enseignement primaire, 1986 ; par exemple) destinées aux parents et aux professionnels de l’éducation, évoquant l’importance de développer des relations de « collaboration » entre les familles et l’école33. Enfin, cette quête de collaboration rapprochée entre les familles et l’école bénéficie d’un nouvel élan au cours des années 1980, impulsé par les milieux scientifiques. Elle se transforme en une question universitaire dès lors que l’échec scolaire se constitue en problème social contre lequel il s’agit de lutter. Des chercheurs nord-américains (Bloom, 1981 ; voir la revue de littérature proposée par Kim, 2009) et européens (Claes & Comeau, 1996 ; Montandon & Perrenoud, 1994) se préoccuperont en effet de la relation entre les familles et l’école dans la constitution de l’échec scolaire, mais également avec l’arrivée des notes et des devoirs à domicile. C’est, plus particulièrement, la question de l’implication parentale dans la scolarité des enfants qu’examinent les chercheurs en éducation. Dans cette perspective également, d’autres études souligneront l’importance d’une collaboration étroite entre le monde scolaire et celui de la famille, ainsi qu’une « bonne » implication parentale afin de favoriser la réussite scolaire de l’enfant (Glasman, 1992b ; Hoover-Dempsey, 1995 ; 1997 ; voir par exemple la revue de littérature de Porumbu & Necsoi, 2013). Pour ce faire, on attend de ces deux instances de socialisation une plus grande proximité, et en particulier pour les familles jugées les plus éloignées de la culture scolaire. A partir de la décennie 1990-2000, la sémantique des discours (professionnels, politiques et sociaux) change. On ne parle plus d’ouverture scolaire ni même de collaboration entre les familles et l’école. C’est un nouveau modèle de relations qui prend forme : le partenariat.

                                                                                                               

33 A titre d’exemple, souligné par Delay (2011, p. 205) : « Le Bulletin officiel de l’enseignement primaire (septembre

1958), L’école et la famille, une collaboration ; ou plus récemment un bulletin de la direction de l’enseignement primaire qui fonde une Commission « Relations famille-école » (août 1986) et s’intitule : Ouvrir l’école, invitation au contact avec les parents.

 

S’il est vrai, comme le dit P. Bourdieu que la façon dont on se représente le monde social contribue à le modeler, on peut penser que le mot de « partenariat » est lui-même producteur d’effets sociaux […], mais il n’est en lui-même ni égalisateur de statuts, ni réducteur de conflits. Il y a, dans l’emploi de ce terme, comme un pari de Pascal :"faites semblant d’être sur la même longueur d’ondes et bientôt vous le serez". (Glasman, 1992, p. 15)

 

 

 

1.2 Le(s) modèle(s) du partenariat

1.2.1 « Chassé-croisé sémantique » et conceptuel

Dans son introduction de L’école réinventée ? Le partenariat dans les zones d’éducation prioritaire, Glasman (1992) l’annonce d’emblée : « Dans le vocabulaire politico-administratif, il est des mots voués à un succès certain » (p. 13). La fortune du mot « partenariat » en est de ceux-là. Si ce terme rencontre le succès il y a plus de vingt ans en France, comme l’affirme cet auteur, on peut observer qu’il apparaît de plus en plus fréquemment dans le champ éducatif helvétique également. Son usage sera même consacré par un texte officiel des politiques éducatives genevoises en début des années 2000 (« autonomie de l’établissement et partenariat avec les familles », DIP, 2005, p. 2), sans pour autant préciser la signification accordée à ce terme, ni dans quels contextes et à quelles conditions le partenariat peut s’avérer efficace dans la lutte contre l’échec scolaire. Mais, que recouvre ce terme?

Différentes définitions et modélisations sont proposées dans la littérature scientifique. Nous examinerons ici les approches et les recherches qui nous paraissent les plus significatives. L’un des modèles les plus fréquemment cités par les chercheurs en éducation est le modèle

de l’influence partagée d’Epstein (1987, 1996)34, lui-même inspiré notamment du modèle

écologique de Bronfenbrenner (1979, 1986). Le modèle de l’influence partagée privilégie la coopération et la complémentarité entre la famille et l’école et favorise la communication et la collaboration entre ces deux instances de socialisation (Deslandes, 1999). Le modèle du processus de la participation parentale de Hoover-Dempsey & Sandler (1995, 1997), fondé également sur le modèle écologique de Bronfenbrenner, analyse quant à lui le processus de participation des parents à partir de la prise de décision de participer. Selon Hoover- Dempsey et Sandler, la participation parentale peut se faire lorsque trois conditions d’influence sont réunies : (1) la compréhension et l’interprétation par le parent de son rôle

                                                                                                               

34 Pour une présentation approfondie des modèles d’Epstein (1987, 1996), de Hoover-Dempsey & Standler (1995,

parental incluant la collaboration, (2) le sentiment de compétence du parent dans le soutien de son enfant à la réussite scolaire, et (3) les opportunités et les invitations à participer provenant de leur enfant et de l’école de ce dernier. Pour Bouchard (1998), qui propose un modèle de processus de l’appropriation et d’autodétermination de la famille, la relation de partenariat repose sur une collaboration entre le parent et l’enseignante, « une relation de donnant à donnant où chacune des deux parties apprend du savoir et du savoir-faire de l’autre » (Deslandes, 1999, p. 14). La posture avec laquelle Deslandes aborde le « vrai » partenariat implique « des conditions de confiance mutuelle, de buts communs et de communication bi-directionnelle » (p. 2). Pour sa part, Larivée (2010) considère la collaboration comme « une relation entre deux ou plusieurs personnes pour mener à bien une activité, pour assumer une responsabilité. Toutefois, la qualité de la relation et le niveau d’implication entre les collaborateurs peuvent varier au regard du lien qui les unit ou du type de tâches ou d’activités à réaliser » (p. 185). Dans cette perspective, l’auteur propose un modèle de diverses formes de collaboration (forme pyramidale) comportant quatre niveaux (consultation et information mutuelle, concertation et coordination, partenariat et coopération, fusion et cogestion) en fonction des degrés de relation, d’engagement, de consensus et de partage du pouvoir. Ainsi, au plus faible degré unissant les « collaborateurs » en jeu se trouve la consultation et l’information mutuelle. Dans le cadre des relations entre les familles et l’école, il s’agit d’une participation minimale (voire passive ?) des parents qui reçoivent par exemple des informations transmises par l’institution scolaire. Lorsque le degré d’implication s’intensifie pour atteindre un rapport d’égalité, une reconnaissance réciproque des expertises et des habiletés entre les acteurs familiaux et scolaires, mais également lorsqu’il y a recherche de consensus, une confiance mutuelle et une communication bidirectionnelle, Larivée parle alors de « coopération et partenariat ». Enfin, les travaux de Cantin (2010) analysant les représentations de futures éducatrices en service de garde à l’enfance au Québec à l’égard de la relation avec les parents, distinguent différents types de relations entre les familles et le milieu éducatif de la petite enfance, dont la collaboration et le partenariat. Dans la typologie proposée par l’auteur, le premier terme est compris comme un type de relation au caractère ponctuel et le second comme un type de relation plus exigeant du point de vue de l’engagement des acteurs dans des activités souvent réparties sur une plus longue temporalité.

De ces différents modèles théoriques, il en ressort une vision commune d’une relation égalitaire et de réciprocité entre les différents partenaires en jeu. Or, ces conditions d’égalité et de réciprocité à atteindre ne sont pas aisées. Il convient également de s’interroger sur ce qui vient en amont : l’accès au statut de partenaire, qui ne va pas de soi pour tous les acteurs, en premier lieu les familles de milieux populaires (Périer, 2005). Aussi pour Périer, « le partenariat ne se résume pas […] à un enjeu de communication, car il implique un certain nombre de conditions et de dispositions d’ordre culturel et relationnel » (p. 81). Derrière des intentions louables et des connotations égalitaires du terme, « ce qu’il est convenu de nommer « partenariat » rassemble des agents sociaux et des instances dont le

rapport à l’école est fondamentalement différent » (Glasman, 1992, p. 13). En d’autres termes, ce nouveau référentiel de proximité (ou le rapprochement espéré des familles populaires), peu explicité dans les textes de lois, s’expose au fait qu’il soit socialement interprété et mis en œuvre selon des significations différentes.

Périer (2005) ajoute que, s’inspirant d’une définition proposée par Durning (1995), le partenariat suppose « en outre une définition conjointe par les partenaires des objectifs à atteindre et des moyens à mettre en œuvre » (Périer, 2005, p. 79). Glasman (1992) abonde dans ce sens en affirmant qu’« on ne peut parler de partenariat que s’il y a rencontre de deux projets. Il est indispensable que les deux partenaires "trouvent leur compte" dans un travail en commun. Ceci suppose une négociation, où chacun dit ce qu’il veut obtenir » (p. 22). Or, poursuit-il, « […] il en va différemment si le partenariat est simplement dicté par la hiérarchie, et que le terrain ne fait en conséquence qu’"exécuter" une décision prise à un échelon plus élevé » (p. 22).

Comme il l’a été souligné (cf. point 1.1), l’incitation au rapprochement est une conception relativement récente dans l’histoire des relations entre les familles populaires et l’école35, et qui marque une transformation des rapports inégalement entretenus entre ces deux instances de socialisation (Périer, 2005). Elle engendre également une transformation du maillage institutionnel. En France, mais également dans le canton de Genève, l’incitation au partenariat entre les familles et l’école se réalise au nom d’une territorialisation croissante de l’action éducative étatique (décentralisation administrative36, plus grande autonomie des établissements scolaires, intervention d’une pluralité d’acteurs institutionnels en milieu scolaire). Aussi, tout un ensemble d’acteurs (parents, enseignants, éducateurs sociaux, directeurs d’établissements, infirmiers scolaires, assistants sociaux, …) participent au principe du partenariat, selon des positions spécifiques, différents niveaux de participation, ainsi que des représentations et des acceptions différentes. Si la fortune du mot « partenariat » tient « sans doute au caractère pluriel des partenaires et des actions qui s’en réclament » (p. 77) – ce qui en fait sa richesse – il est également une notion « problématique » (Glasman, 1992, p. 16), au caractère complexe et implicite.