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Plutôt que de penser une fois l’enquête terminée, le sociologue doit s’attacher à le faire à chaque instant, et particulièrement dans ces moments banals, anodins en apparence, où tout laisse à penser qu’il n’y a rien à penser. (Lahire, 1995, p. 159)

 

 

4.2 La posture réflexive

 

Comme le souligne Delay (2009), pour nombre de chercheurs, la rédaction de la méthode s’associe à une étape fastidieuse, voire peu gratifiante, du travail de recherche. Pour beaucoup d’entre eux, cette tâche est reléguée dans la partie annexe de leurs travaux (nous songeons par exemple à van Zanten, 2001 ou encore Périer, 2005). Or, lorsqu’on réalise une enquête – de surcroît qualitative – les conditions de celle-ci (le choix d’un thème de recherche et d’un terrain d’investigation empirique ; les conditions objectives entre le chercheur et « son » terrain ; la préparation et la pratique du terrain) ainsi que le travail d’enquête (observer ; préparer, négocier et conduire des entretiens compréhensifs), avant l’analyse proprement dite des données, constituent autant de moments déterminants de la recherche. Ces premiers éléments à expliciter sont, selon nous, importants et nécessaires à l’analyse ultérieure des données empiriques. Elles constituent par ailleurs le socle de nos analyses futures puisque c’est sur la base de ces dernières qu’il est possible de développer des thèses ou de découvrir de nouvelles hypothèses. Nous souscrivons également à Beaud & Weber (2008) l’idée que les « données » empiriques ne peuvent être « analysables en dehors de leur contexte de production » (p. 21). Ainsi, l’explicitation des conditions et du travail de l’enquête nous semble cruciale. Choisir un lieu et un milieu d’enquête ou constituer sa population d’enquête, par exemple, n’est pas chose anodine. Dans cette procédure, nous opérons déjà un ensemble de choix théoriquement construits (Lahire, 1995). Dès lors, adopter une posture réflexive sur nos propres pratiques et nos cadres de référence, réfléchir sur ce que l’on fait tout au long de notre enquête, à chaque étape de celle-ci comme nous l’invite à penser la citation susmentionnée de Lahire, est nécessaire. Nous admettons aussi que ce travail réflexif exigeant a été parfois plus facile à s’en convaincre qu’à réaliser.

Si notre proximité sociale avec les enseignantes interviewées (en termes d’ethos de classe et de genre, notamment) permet de nouer plus aisément un lien de confiance et de diminuer une forme de violence symbolique en situation d’entretien (Bourdieu, 1993), nous avons porté une attitude réflexive sur cette proximité afin de saisir les effets de socialisations sur les façons de penser et d’agir de ces professionnelles de l’éducation. La posture compréhensive, plutôt que normative, a été également adoptée dans la présente étude. Par posture (ou perspective) compréhensive est entendue de considérer une analyse se focalisant sur la dialectique individuel-collectif (Schurmans, 2003) :

Si les déterminismes existent – biologiques, environnementaux, historiques, culturels, sociaux –, ils ne suffisent pas à la saisie des phénomènes sociohumains. Car ils ne permettent pas d’aborder le travail constant de production de sens qui caractérise notre humanité. L’approche compréhensive se focalisera donc sur le sens : d’une part, les êtres humains réagissent par rapport aux déterminismes qui pèsent sur eux ; d’autre part, ils sont les propres créateurs d’une partie de ces déterminismes. (p. 57)

Aussi, à partir de leur position sociale et de leurs conditions d’existence mais pas uniquement, nous avons cherché à comprendre le sens et la signification que donnent les acteurs familiaux et scolaires en contexte populaire à leurs pratiques quotidiennes. En d’autres termes, pourquoi les parents et les acteurs de l’école ne font pas toujours ce qu’ils disent et ne disent pas toujours ce qu’ils font ? L’élaboration de notre thèse s’est en outre enrichie d’une posture réflexive sur la nature de la relation qui s’établit entre l’enquêtrice et la/les personnes enquêtées, notamment sur les effets que produit toute situation d’entretien (Coenen-Huther, 2001), en nous efforçant de rendre compte la dimension sociale de l’échange. Nous avons essayé d’instaurer, lors des entretiens compréhensifs, une relation d’écoute méthodique (Bourdieu, 1993). Savoir rester en retrait et ne pas juger. Parfois, la prudence et la timidité ont été mobilisées, constituant un atout. Enfin, la réflexivité nous encourage à être attentif au « paradoxe de l’observateur » (Schwartz, 1993, p. 271), mis en évidence par Labov (1978). Car observer, c’est également perturber, voire déranger. Comme le soulignent Beaud & Weber (2008), « la présence de l’enquêteur agit comme un révélateur » (p. 39). Ce dernier peut susciter chez sa population d’enquête diverses réactions : réticences ou refus (de se laisser observer, d’être interviewé), dérobades ou évitements, formes d’autocensure et paroles tissées de « dénégation, de silences et de non-dits » (Schwartz, 1993, p. 272). Ces effets de situation d’enquête (que nous avons parfois rencontrés dans notre étude) sont ceux que rencontrent bien souvent les chercheurs en milieu populaire (Frauenfelder, 2005). Face à ce paradoxe, Schwartz (1993) préconise, d’une part, de chercher à identifier les raisons des refus d’entretien, les réticences ou les formes d’évitement, et d’autre part, de chercher à identifier les rôles attribués au chercheur par sa population d’enquête :

Puisqu’il n’y a pas d’observation neutre et que les « données » ne sont jamais dissociables des dynamiques à l’œuvre dans la recherche elle-même, il n’y a donc pas d’autre voie pour les comprendre que de suivre réflexivement ce qui se joue dans la relation du sociologue à ses enquêtés, d’identifier les rôles qu’on lui attribue, et de rapporter ce qu’on lui dit ou ce qu’on lui montre à la place momentanée qu’il occupe dans le jeu des interactions suscitées par sa présence. (p. 274)

Dans cette perspective, les matériaux ethnographiques doivent d’abord être traités comme des effets de la situation d’enquête afin de permettre au chercheur ou à la chercheuse d’apprendre ou tout au moins d’être conscient des rôles qu’on lui adosse, et qui déterminent

ce qui peut être dit ou non dit. Ainsi, en nous interrogeant sur ce que révèlent les perturbations engendrées par notre présence sur le terrain, nous avons cherché de les constituer en outil de connaissance.