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5.1 Un espace d'énonciation institutionnelle

5.1.2 Un espace de prescriptions éducatives

Les premiers entretiens formels peuvent être l’occasion de valoriser le rôle des parents dans l’éducation de l’enfant, mais peuvent également se muer à d’autres moments en espace de prescriptions éducatives dans lequel des conseils éducatifs sont adressés aux parents, dès lors privés d’une place de partenaire à part égale du processus d’éducation (Scalambrin & Ogay, 2014 ; Giuliani & Payet, 2014). L’analyse de nos premier et second corpus nous apprend en effet que les préoccupations enseignantes, portées initialement sur l’enfant, s’étendent sur son environnement familial. Ces préoccupations s’expriment notamment par la formulation de conseils éducatifs hétérogènes qui touchent au bien-être de l’enfantet à sa vie quotidienne, comme l’indique le recensement des diverses thématiques évoquées à travers les préconisations enseignantes (l’épanouissement, l’alimentation et le sommeil de l’enfant, par exemple). Le partenariat avec les familles semble alors être appréhendé par les acteurs de l’école dans le cadre d’une extension du périmètre de leur mandat : il ne se limite plus aux seuls apprentissages scolaires de l’élève, mais s’intéresse à l’« habitus global » (Frauenfelder & Delay, 2005, p. 84) de l’enfant, saisi dans une dimension psychologique, sanitaire et sociale (Giuliani & Payet, 2014). En d’autres termes, c’est l’idée ici d’une « santé totale » (Norvez, 1990, p. 172), c’est-à-dire qui prend en compte tous les éléments touchant à l’éducation du jeune enfant et qui contribuent à l’entretien de son corps et de son esprit : les pratiques hygiéniques, les pratiques alimentaires, les rythmes de vie ou encore les stimulations intellectuelles (Zérillo-Odena, 2002). Ce rapprochement semble caractériser

une logique institutionnelle de prévention précoce à l’œuvre, comme l’ont observé Payet & Giuliani (2014), et qui se donne à voir notamment lors des premiers entretiens formels. Enfin, l’importance accordée par l’enseignante aux préoccupations sanitaires peut parfois aller jusqu’à une tentative d’orienter l’action éducative du parent au sein de l’espace domestique, et qui génèrent en elle des tensions normatives comme nous le verrons plus loin. Ce souci institutionnel s’observe en particulier lorsque la conception de la collaboration familles-école repose chez les acteurs de l’école sur une vision dite « déficitaire » des familles « minoritaires », provoquant une intervention compensatrice (Boulanger et al. 2010) qui contredit le principe même du partenariat supposant une reconnaissance des contributions réciproques (Scalambrin & Ogay, 2014).

Les conseils éducatifs que formulent timidement les enseignantes interviewées concernent avant tout l’état de santé de l’enfant. Nos données empiriques montrent qu’ils visent (1) son alimentation, et (2) son sommeil. Les recommandations préconisées par les enseignantes peuvent également porter sur d’autres dimensions importantes de l’éducation : (3) la signification accordée au jeu, (4) le soutien parental au travail scolaire et (5) l’autonomie précoce.

(1) L’alimentation : le goûter scolaire et les boissons sucrées

Le goûter scolaire, ce fragment de la maison apporté et consommé à l’école, constitue un premier révélateur du souci institutionnel pour la sphère privée familiale. Pour cette enseignante qui rencontre la mère d’une élève à l’occasion de la remise du bulletin scolaire, l’inquiétude autour de la collation de l’enfant est double. Les notes ethnographiques recueillies lors de l’entretien parents-enseignante soulignent bien que s’il est important pour l’enseignante que l’enfant dispose d’un goûter pour les récréations, il importe également que celui-ci soit équilibré :

L’enseignante évoque un souci avec les goûters des récréations. Elle ne le dit pas explicitement à la mère, mais Mariya a souvent des chips pour le matin à 10h et l’enseignante ne pense pas que ce soit un goûter du matin équilibré pour un enfant (l’enseignante m’en fera la confidence après l’entretien). De plus, Mariya oublierait souvent ses goûters: elle oublie de les manger à la période des récréations ou elle les oublie à la maison. Une fois encore, elle serait « tête en l’air », selon l’enseignante. Elle suggère à la mère de demander à sa fille le soir après l’école, si celle-ci a mangé son goûter de la journée ou non. Sur ces faits, la mère, gênée, avoue à demi-mot en quoi consiste le repas du soir pour sa fille : « C’est un secret, mais Mariya boit un biberon avec du chocolat ! » (Extrait de compte-rendu ethnographique. Observation de l’entretien formel entre la mère de Mariya et Solène)

Comme l’explique la directrice de l’Ecole des Jonquilles, il n’est pas rare que les acteurs de l’école croisent dans la cour sur le temps de midi un enfant seul (c’est-à-dire sans la présence d’un adulte « encadrant ») mangeant son repas de la mi-journée :

Ça nous est arrivé d’avoir des enfants qui ne vont pas au parascolaire [c’est-à-dire au restaurant scolaire] parce que peut-être ça coûte cher, et puis on les voit dans le préau avec un Coca et puis un paquet de chips. (Entretien avec la directrice)

Ces observations seront le point de départ d’une réflexion institutionnelle plus large, assortie de tensions normatives, autour de l’alimentation de l’enfant :

Là on est en réflexion sur ce que mangent les élèves. Parce que on se rend compte qu’ils sont juste pas dans l’état d’apprendre. Parce qu’ils déjeunent pas le matin. Bon, ils se couchent très tard. Mais quand je dis très tard, c’est vraiment 22h, 23h, minuit. Même des petits hein. Donc ils arrivent, ils sont fatigués. Ils n’ont pas déjeuné. Il y a des enfants qui arrivent à l’école, ils sont pas passés aux toilettes avant. Donc par exemple, pour un parent de dire à son enfant : « Tu vas aux toilettes. Peut-être tu bois au moins un jus de fruits, quelque chose »… Pour être après en état de mobiliser son cerveau. Alors on est en train de se dire : est-ce qu’il faut mettre en place juste une information supplémentaire ? Est-ce que c’est carrément prendre en charge l’organisation d’une collation le matin ? Parce que les enfants s’ils déjeunent pas, s’ils n’ont pas de goûter le matin, mais ils arrivent… Déjà vers 10h30-11h… Vous avez pu le constater ? Ils ont faim. Ils arrivent plus à se concentrer. On arrive plus rien à en faire. C’est du temps, voilà, qu’on peut pas mobiliser. (Entretien avec la directrice)

La collation enfantine apparaît au cœur d’un réel dilemme pour les acteurs pédagogiques de l’École des Jonquilles. Ils sont tiraillés quant à la légitimité (ou non) de leur mandat et les modalités de sa mise en œuvre118: jusqu’où peuvent-ils (veulent-ils ?) s’arroger certaines prérogatives familiales, telles que la prise en charge d’une prise alimentaire, à savoir le goûter scolaire ? Jusqu’où peuvent-ils influencer à distance sur l’organisation et le contenu de la sphère privée familiale (Terrail, 1997) ? Et jusqu’où les parents sont-ils prêts à laisser avancer l’école sur ce terrain ? Dans cette perspective, le goûter, ce « petit » objet de la vie courante de l’enfant, apparaît comme une forme d’interpénétration des espaces de socialisation entre la sphère privée et la sphère scolaire. Il illustre de manière exemplaire ce que Terrail appelle l’« imbrication croissante des territoires » (p. 67), un « entre-deux » où se joue et se négocie la « bonne » distance entre la famille et l’école, à la fois du point de vue de la délimitation des espaces de compétences et de la négociation des identités (individuelles, familiales, et professionnelles).

L’équilibre d’un goûter concerne également les boissons, en particulier les boissons non sucrées préconisées par les différents acteurs de l’école, eux-mêmes chargés de prévention par les milieux de santé. Cette préconisation sanitaire peut paraître anodine. Elle est pourtant révélatrice d’un second souci institutionnel important qui, là également, concerne une alimentation saine de l’enfant, et plus globalement sa santé. Cette autre enseignante

                                                                                                               

118 Nous développons la question des tensions normatives inhérentes à leur mandat d’enseignants plus loin (cf.