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La primarisation de masse : naissance d’une école obligatoire et « distante »

1.1 Les conditions socio-historiques d’une relation familles-école

1.1.3 La primarisation de masse : naissance d’une école obligatoire et « distante »

La première époque des relations entre les familles et l’école s’ouvre avec les lois fondatrices de l’école républicaine française au début des années 188026 – période également, nous le rappelons, où les salles d’asile en France qui accueillaient les bambins de moins de 6 ans des familles ouvrières durant tout le XIXe siècle deviennent officiellement des écoles maternelles – et s’étend jusqu’aux premières années de la Seconde Guerre mondiale (Périer, 2005). Cette époque correspond à l’école publique gratuite, laïque et obligatoire pour tous les enfants âgés de 6 à 13 ans27. Si les familles doivent désormais répondre à l’obligation de scolariser leur enfant, l’Etat, soucieux de l’émancipation de ses citoyens ainsi que de la formation d’une culture nationale « de raison »28, s’enquiert du devoir d’instruction publique. Méfiant à l’égard des familles qu’il soupçonne d’agir contre son projet collectif d’instruction et d’éducation du peuple, l’Etat va tenir à distance les familles de l’institution scolaire. Ainsi, prédomine l’idée selon laquelle une coupure entre l’école et les familles, en particulier celles de milieux ouvriers ou populaires, est nécessaire afin d’extraire l’enfant de l’influence morale et culturelle de l’Eglise d’un côté, de son milieu d’origine et par conséquent familial, de l’autre (Perroton, 2000 ; Delay, 2011 ; Giuliani & Payet, 2014). Il s’agit en fait, comme le résume avec pertinence Queiroz (2000), d’« extraire l’élève de l’enfant » (p. 46). A cette ambition institutionnelle d’une mission éducative et morale rattachée à l’école primaire (l’instruction domestique est mésestimée, les familles soupçonnées de mal ou peu tenir leur rôle d’éducatrice), fait écho le souci de protéger le très jeune enfant contre les mauvaises influences, qu’elles proviennent de la rue, d’une salle d’asile jugée malsaine ou encore du milieu ordinaire et communautaire, celui de la famille (Périer, 2005). Tout comme sa sœur aînée, l’école maternelle républicaine entend s’attribuer une mission civilisatrice, avec la volonté explicite de se substituer au rôle de la famille. Comme le soutiennent Plaisance (1996) et Périer (2005), pour Pauline Kergomard, ces institutions préscolaires correspondent à « une famille agrandie, une famille exemplaire » et dont la seule raison d’être est de « remplacer la famille » (p. 34). La séparation quasi définitive entre enfants et adultes, se

                                                                                                               

26 La fin du XIXe siècle marquerait l’origine des relations entre l’école obligatoire et les familles populaires :

« Auparavant, seule l’élite allait à l’école (ceux voulant devenir clercs). Pour les autres, les enfants apprenaient mêlés aux adultes, en leur compagnie, par imprégnation ou mimétisme. Les enfants de toutes conditions sociales étaient à leur contact, dans toutes les activités quotidiennes » (Delay, 2009, p. 311).

27 Dans le contexte français, l’obligation scolaire pour tous date de 1881. Pour la Suisse, et à Genève en particulier,

l’accès à l’« école unique » (Magnin, 2001, p.13) est prononcé en 1872 et ratifié deux années plus tard, en 1874. Pour une analyse historique fine des débats politiques menés par le parlement genevois entre 1885 et 1961 en matière d’accès à la scolarisation obligatoire, voir Magnin (2001 ; 1994 ; 1986).

28 Entendu dans le sens de Philippe Mérieu, qui oppose ces deux entités comme suit : « Dans la tradition française,

traduisant notamment par une coupure matérielle et symbolique entre l’espace domestique et celui de l’école, est prônée. A l’abri du regard des familles, l’école s’impose comme un lieu de séparation29 tant au niveau des espaces que des logiques d’apprentissage ou de socialisation:

La coupure de l’espace scolaire d’avec l’extérieur se matérialise à travers la construction de bâtiments à l’abri de la rue et du regard des familles. La hauteur des fenêtres et l’aménagement des lieux témoignent de cette clôture pratique et symbolique entre l’école d’un côté, la vie sociale et les influences externes de l’autre. Enfermée dans sa logique domestique et centrée sur les personnes, la famille ne peut prétendre, du point de vue d’un idéal républicain, défendre l’intérêt général et le principe de la laïcité (Lorcerie, 1998). Elle ne représente donc pas un interlocuteur légitime avec lequel l’institution scolaire va chercher à développer des liens, bien au contraire. Les parents n’ont pas de rôle actif à jouer et ils sont placés dans le statut d’administrés assujettis à une institution à laquelle ils doivent, eux et leurs enfants, se soumettre. Précisons que l’obligation scolaire sera plus strictement contrôlée pour les enfants des classes laborieuses et qu’elle représente une manière d’inquisition familiale à laquelle la bourgeoisie n’est pas contrainte de se soumettre. Leur position sociale les préserve des commissions scolaires d’arrondissement et autorise quelques années d’une instruction domestique. En réalité, par-delà sa mission d’instruction et de moralisation des enfants du peuple, la République vise les parents et une éducation de la famille par les enfants. Cette idée est présente dans les textes de l‘inspectrice générale, Pauline Kergomard, à propos de l’école maternelle et des soins d’hygiène et de puériculture nécessaires à l’enfant. (Périer, 2005, p. 34)

Ainsi, la première époque des relations entre les familles populaires et l’école est, à bien des égards, ambivalente. Tout d’abord, si la Troisième République est connue pour ses grandes lois scolaires (gratuité de l’école primaire en 1881, obligation scolaire en 1882 pour le contexte français, 1874 à Genève), c’est une école distante envers les familles, en particulier envers celles qui sont les plus éloignées de la culture scolaire, qui voit le jour. Les parents sont tenus à l’écart de l’école, et lorsque les occasions de rencontres entre monde scolaire et univers domestique ont lieu, elles sont ponctuelles et institutionnalisées (à l’image des rencontres formelles se tenant lors des rentrées scolaires ou de fin de scolarité, lors de cérémonies et remises de prix). Ensuite, le projet de l’« Etat éducateur » (Charlot, 1994) vise, à travers la scolarisation de l’enfant, la formation d’individus autonomes ainsi que de citoyens intégrés à une culture nationale avant tout (Périer, 2005). Le mode de régulation du

                                                                                                               

29 La question d’une séparation scolaire d’avec l’extérieur (en l’occurrence, les familles populaires) doit sans doute

être nuancée ici. Il ne s’agit pas d’une séparation dans le sens d’une « frontière infranchissable » ou d’une « clôture quasi monacale ». Il s’agit de tenir compte également « des modalités, matérielles ou mentales, toujours socialement spécifiées, de liaison avec l’extérieur » (Queiroz, 2000, p. 41). Ainsi en est-il par exemple de la relation entre l’instituteur du village, parfois également secrétaire de mairie et/ou écrivain public, et les familles populaires rurales. La proximité géographique des uns et des autres (l’instituteur vivait généralement au sein du village) permettait des relations régulières, au sein de l’enceinte de l’école en particulier. Toutefois, le mode de socialisation de type « villageois » (tout le monde se connaît) allait de pair avec « des rôles et des statuts stéréotypés, si bien que les relations sociales, aussi personnelles et chaleureuses qu’elles pussent paraître, tiraient leur existence de distances statutaires bien connues et bien reconnues » (p. 41).    

lien social de cette première époque se traduit alors essentiellement en termes institutionnels et politiques (ibid.). Les questions d’injustice et d’inégalités sociales face à l’école sont éclipsées dans les représentations et les discours des promoteurs de cette école républicaine naissante. Elles ne font pas non plus l’objet d’enjeu ou de problème. C’est une école clivée et séparée qui prévaut, basée sur des conditions d’existence matérielles et sociales différentiées. Jusqu’aux années 1930, la scolarisation s’organise en effet en deux ordres hautement distincts. L’historien Prost (1997) souligne à ce propos l’opposition entre une « école des notables », payante et fréquentée par les enfants de la bourgeoisie des centres-villes, et une « école du peuple », gratuite et fréquentée par les enfants issus des mondes paysans et ouvriers (p. 63). Enfin, les relations entre les familles populaires et l’institution scolaire sont marquées par une méfiance réciproque entretenue tout au long de cette période :

Cette distance se comprend aussi à la lumière du scepticisme qu’entretiennent les milieux populaires face à l’école. L’école ne se présente d’abord pas pour eux comme un moyen d’ascension sociale, ni même comme un instrument de valorisation de la force de travail. Dans le monde populaire rural de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, l’école n’est en effet pas perçue comme nécessaire, en dépit de son caractère obligatoire. (Alonzo et Hugrée, 2010, p. 96)

La scolarisation obligatoire de ce XIXe siècle finissant va également marquer, peu à peu, la fin du travail enfantin dans les manufactures et les fabriques en France et en Suisse30. Pour reprendre la terminologiede Praz (2005), la figure de « l’enfant utile », force de travail pour la famille et source de revenu nécessaire au maintien économique de celle-ci, s’efface progressivement devant « l’enfant précieux » qu’il s’agit d’éduquer et d’instruire. Pour les familles issues des classes populaires, désormais contraintes de faire fréquenter l’école à leur progéniture, cette démarche ne va pas de soi. Certaines d’entre elles y sont même récalcitrantes et cherchent à contourner l’obligation scolaire31. Or, la fréquentation scolaire, ou plus largement le rapport à l’école obligé pour les milieux populaires, cristallise un certain nombre d’enjeux : matérialisée à travers une loi et diffusée dans les manuels scolaires, elle met en scène, d’une part, les devoirs des familles (parents et enfants) ainsi que les tensions entre les obligations de l’école et le mode de vie des familles populaires rurales, en particulier (ou ce que Praz nomme « l’économie familiale »). Les obligations de l’enfant se sont désormais déplacées du travail familial vers celui de l’école (ibid.). Le temps

                                                                                                               

30 En France, les réglementations et les lois abolissant le travail des enfants datent de 1841. Celles en Suisse

datent de 1877 (notamment la Loi sur les fabriques qui interdit le travail enfantin, Heller, 1988, p. 10).

31 A la suite de Delay (2009), nous mentionnons les travaux de l’historienne Praz (2005) qui fait état, dans un

sous-chapitre intitulé « Des parents récalcitrants s’expriment » de son ouvrage De l’enfant utile à l’enfant précieux. Filles et garçons dans les cantons de Vaud et de Fribourg (1860-1930), de quelques rares lettres rédigées entre 1903 et 1918 par des parents issus des classes populaires à l’attention de l’école. Ces demandes concernent, pour une part, un congé ou une libération avant l’âge légal de l’enfant afin que ce dernier puisse rejoindre une famille en tant que domestique ou manœuvre. Les raisons avancées par les parents sont toujours d’ordre matériel ou économique, suscitant l’incompréhension et la colère du côté enseignant. A titre d’exemple, dans le canton de Vaud, au cours des années 1860, les enseignants qualifient ces parents désireux de retirer leur enfant de l’école d’« égoïstes » ou encore « d’exploiteurs d’enfant ». Cette démarche parentale est, quant à elle, qualifiée de « stupide » et « mesquine » (p. 261). Enfin, ces parents récalcitrants sont perçus et stigmatisés, dans certains textes officiels vaudois, comme des « partenaires contractuels non fiables » (p. 265) : les familles bénéficieraient des avantages du contrat (scolarisation) sans en accepter les obligations (consentir à limiter la puissance paternelle).    

scolaire est soustrait au travail productif et au vagabondage (Heller, 1988). D’autre part, l’édiction des lois sur l’obligation scolaire pour tous (en France et en Suisse) permet de rendre attentif aux stratégies de diffusion d’une morale dominante et institutionnelle: sanctionner pour mieux contrôler les familles qui dérogent à la règle de la fréquentation scolaire en les convoquant à l’école :

La loi sur l’obligation de la scolarisation pour tous permet à l’Etat de disposer de moyens pour sanctionner les familles qui dérogent à cette obligation et dont les enfants, au lieu de fréquenter l’institution scolaire, traînent dans les rues et vagabondent ou travaillent dans les champs. Dès le début du vingtième siècle, les contrôles par les régents se durcissent, et lorsque les enfants ne sont pas scolarisés ou qu’ils sont déscolarisés, l’institution convoque les parents. De même, l’introduction du livret scolaire pour chaque élève à l’école primaire donne un instrument supplémentaire de contrôle [introduit en Suisse en 1909]. Ce sont les interventions de police principalement qui débusquent les enfants qui échappent totalement à l’obligation scolaire, et qui, après quelques avertissements verbaux puis écrits, infligent des amendes aux contrevenants [selon la loi genevoise de 1886]. […] Le renforcement du contrôle et de la répression a eu un effet indéniable sur la « motivation » des familles populaires à envoyer leurs enfants à l’école, puisque l’absentéisme et la déscolarisation diminuent peu à peu dans divers cantons suisses. (Delay, 2009, p. 312)

Ainsi, le tournant de cette première période, échelonnée de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, fait apparaître au niveau microsocial « le conflit entre l’Etat et les familles qui se disputent le contrôle du temps ainsi que les modalités d’investissement dans le capital humain de l’enfant » (Praz, 2005, p. 259). En rendant l’école obligatoire, l’Etat assume certaines fonctions traditionnellement assurées par la famille ou l’Eglise. S’il vise à instruire chaque individu, il cherche également à répandre les normes d’un savoir- vivre qui reflètent les valeurs bourgeoises et démocratiques (Heller, 1988). Nous l’avons également souligné, ce moment historique charnière est marqué par une forme de défiance de l’institution étatique à l’égard des parents de milieux populaires, éloignés de la culture scolaire. Il faut attendre la seconde période, dite de « secondarisation » de masse, pour observer un nouveau type de rapport entre l’école et les familles, sous l’effet de l’enjeu de la scolarisation récente et de son extension (Périer, 2005).