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Ces ruptures avec les règles littéraires instituées sont assumées par nos auteurs pour lesquels les ressources traditionnelles de la langue n’offraient pas la possibilité d’aborder le passé. Certes, c’est un geste de rupture motivé et qui peut s’avérer déstabilisant pour les lecteurs mais gardons en tête que la littérature s’est toujours renouvelée par ruptures parce que, à certains moments clés, les auteurs ne se reconnaissaient plus dans les codes en vigueur. Il en est ainsi de l’enrichissement de la littérature : accèdent à la postérité les œuvres qui mettent en place un « écart esthétique1 » avec l’horizon d’attente des lecteurs. Cette notion d’écart esthétique constitue pour Hans Robert Jauss un critère qualitatif : une grande œuvre rompt avec les formes préétablies, bouleverse les habitudes de lecture et les attentes du lecteur.

Rompre avec les codes est un moyen d’enrichissement de la littérature qui résonne comme un réel engagement littéraire, notamment en ce qui concerne l’hybridation générique et le recours, ici, à la fiction dans une dimension heuristique :

Le choix de la fiction n’est pas gratuit : pour faire sa place « à coup sûr » dans le champ littéraire, en toute rigueur générique aristotélicienne, l’autobiographe n’a pour solution que l’autofiction. Puisque l’autobiographie est trop sujette à caution et à condition, et puisque toute fiction est littéraire, faisons entrer l’autobiographie dans le champ de la fiction […] 2

Marie Darieussecq argue en ce sens et sa formule synthétise toutes les attentes exprimées ci-dessus. L’autobiographie « trop sujette à caution » peut représenter un frein à l’expression de soi. C’est d’ailleurs ce qui fut le cas pour les auteurs de notre corpus : Perec, jusqu’à ce qu’il décide de s’affranchir de l’autobiographie et de créer sa propre esthétique,

1

JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, trad. Fr. de C Maillard, éd. Gallimard, Paris, 1978, pp. 53-54.

2

DARIEUSSECQ Marie, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, n°107, septembre 1976, pp. 369- 380.

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restait muet, incapable d’écrire la moindre ligne sur son enfance. Dans La Mémoire et

l’oblique1

, Philippe Lejeune, qui mène un minutieux travail d’enquête autour de la genèse de

cette œuvre, relève que dans sa lettre-programme du 7 juillet 1969, Perec, avec une certaine euphorie, se félicite d’avoir trouvé un autre biais que l’autobiographie - soit la fiction - pour se raconter, parce que, abordée de manière frontale, l’autobiographie le réduisait au silence.

Dans le même temps, on réalise que toute l’œuvre de Raymond Federman est hantée par la disparition de sa famille, par le traumatisme de sa déportation et de sa propre survie tout entier exprimé dans le titre Chut. Dans un double mouvement antithétique, Raymond Federman s’apprête à nous livrer son enfance alors que celle-ci demeure frappée par un interdit, par le silence. Il va donc devoir trouver ses propres codes afin de dépasser ce traumatisme ; et cette recherche ne sera pas évidente mais marquée par des tâtonnements, des hésitations, jusqu’à trouver la forme adéquate à son sujet. Ainsi il explique qu’il essaie ici un travail qu’il a déjà tenté lors d’une première œuvre de jeunesse écrite en anglais And I

followed my shadow2 où il avait tenté de « raconter d’une façon plutôt sentimentale et

désordonnée ce qui [lui] était arrivé pendant la guerre3 » ce qui accentue la dimension édifiante de son texte. Il multiplie les références à ses autres textes, soulignant avec force ses tentatives précédentes plus ou moins réussies pour mettre sa vie et son intimité en scène. Ces références foisonnent, tissent une toile au cœur de ce texte et il s’amuse même de la redondance de ses propos : « Bon, pas la peine de raconter pourquoi je suis retourné en Amérique. Ce retour en France fut un désastre. J’ai raconté ça dans La Fourrure de ma tante

Rachel4 », ou encore « Et il est vrai que les dix années qui ont suivi mon séjour dans le

cabinet de débarras ont été des années de silence et de solitude. De silence et de solitude d’abord pendant les trois misérables années dans la ferme du Lot-et-Garonne. J’ai raconté cela dans Retour au fumier5 ».

Federman se sert de manière récurrente dans toute son œuvre de ce procédé auto- intertextuel qu’il nomme « self-playgiarism », « auto-plagiat » ou encore « auto-plajeu ». Comme il le précise dans sa lettre à Rossitza6, ce livre est en partie fait de fragments racontés dans d’autres textes ce qui vient confirmer « la dimension ‘‘mythographique’’ de l’entreprise7

». Son œuvre entière fut une tentative sans cesse renouvelée pour aborder son

1

LEJEUNE Philippe, La Mémoire…, op. cit. Je reprends et reformule.

2

FEDERMAN Raymond, Chut, op.cit,. p. 150. Il cite ici cette œuvre de jeunesse non publiée.

3 Idem. 4 Ibid, p. 151. 5 Ibid, p. 11. 6

Ibid, pp. 193-194. Toute cette lette y est rapportée.

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enfance. Néanmoins, cette quête du texte adéquat s’avère également douloureuse sous certains aspects. C’est pourquoi il se réfugie derrière la figure de son éditrice qui apparaît comme un censeur. Elle pourrait, dans le portrait qu’il en esquisse, effectuer à sa guise des coupes dans son texte si elle jugeait utile la suppression de certains passages quand il s’apprête à aborder un événement de son enfance potentiellement gênant pour ses lecteurs ou encore intervenir sur le contenu même, supprimant notamment les digressions multiples (« Tu sais, Federman, avec tout ce va-et-vient que tu fais dans ce que tu racontes, ton éditrice va t’envoyer promener 1»). Toutefois, si cette référence à son éditrice semble laisser entendre que cette dernière pourrait agir sur le texte, gardons en tête que Federman nous présente comme possibles ces interventions alors que son texte est déjà publié. Il s’agit davantage pour Federman d’anticiper les réactions de son lecteur face à ses nombreuses digressions, par exemple, et de se justifier, de les expliquer sans pour autant qu’il n’envisage de les supprimer puisqu’elles forment là le cœur même de son projet littéraire. Ces références sont autant de moyens de s’expliquer sur son travail, voire de se dédouaner par moments (« Ton éditrice pourra décider si c’est à la bonne place ou s’il faut le déplacer ou carrément l’enlever 2

»). Les figures de son éditrice mais également du lecteur sont au centre même de son texte, rappelant notamment que l’acte de lecture est avant tout un acte créatif d’interprétation.