• Aucun résultat trouvé

S’il est également un autre élément qui renforce cette idée de patchwork littéraire, c’est celle de la disjonction observée entre récit référentiel et dimension métatextuelle. C’est ainsi que, plus que d’autobiographies, on parlera pour les œuvres de Perec et de Fleischer d’autobiographies critiques ou encore discursives et de critifiction concernant l’œuvre de Federman, puisque c’est le néologisme que lui-même a inventé pour qualifier son œuvre, a contrario d’une autobiographie historique.

L’autobiographie critique s’éloigne de la stricte autobiographie historique et référentielle en ce qu’elle accorde la même importance aux souvenirs rapportés et au travail, mis au jour et non plus caché, autour de la réminiscence et de l’écriture :

[…] L’autobiographie, au lieu de se défendre du soupçon, le reprend sérieusement à son compte et exerce systématiquement, sous les yeux du lecteur, un travail critique sur sa propre mémoire … C’est un travail presque contre nature, en tout cas à contre-courant des pratiques habituelles du récit d’enfance […] Il ne s’agit plus seulement de constater quelques lacunes et erreurs, après quoi on continue tranquillement son récit. On s’arrête, on s’obstine, pour faire jaillir, de la lacune ou de l’erreur, le sens.1

Philippe Lejeune souligne ce travail critique qui s’opère « sous les yeux du lecteur », ce qui justifie cette alliance complémentaire du récit autobiographique référentiel et des commentaires métatextuels. Lejeune insiste sur le caractère encore inhabituel (rappelons que son texte date de 1991) de cette pratique dénudante : il s’agit d’une pratique moderne qui, à présent, s’est généralisée aux pratiques littéraires contemporaines. L’auteur, dorénavant, accorde une large place à la dimension autoréflexive comme on peut l’entendre dans la formule « on s’arrête, on s’obstine ».

Par « critifiction » - genre au service de la surfiction - Federman entend, en partie, rendre compte de sa poétique conçue comme relation homogène entre narration et recul critique. La critifiction est définie comme « une forme de récit qui renferme sa propre théorie et même sa propre critique2 » ou encore comme « un discours qui relève à la fois de la critique et de la fiction3». Federman utilise les termes « forme de récit » et « discours » qui sont assez vastes pour ne pas être exclusifs. Ainsi, ce néologisme peut servir à définir des projets aussi bien fictifs qu’autobiographiques. Toutefois, gardons en tête que, malgré tous les indices

1

LEJEUNE Philippe, La Mémoire et l’oblique, op. cit., p. 41.

2

FEDERMAN Raymond, Surfiction, op. cit., p.66.

3

149

relevés et analysés précédemment et qui tendent à rapprocher l’œuvre de Federman du projet autobiographique, ce dernier se réclame explicitement de la fiction, voire de la surfiction, soulignant par là même l’unicité de son écriture. Sa poétique est donc conçue comme liant intrinsèquement autoréflexivité et narration, sans que l’une de ces deux dimensions ne vienne prendre le pas sur l’autre. De manière encore plus vaste, il entend par critifiction la création légitime d’un hybride littéraire qui, certes, mêlerait dimension autoréflexive et narration mais encore, par exemple, fragments poétiques, dans un patchwork littéraire :

[…] on peut aussi faire une critique de son propre travail en avançant dans la fiction. La critifiction, c’est se permettre de mettre n’importe quoi, de la critique, de la poésie, etc. C’est démolir l’idée que c’est un roman qu’on lit, c’est du non- genre.1

L’œuvre de Federman se rapproche donc du patchwork générique et répond à la définition de la critifiction, en ce que se rencontrent, en une harmonie littéraire, dimension métatextuelle, pratiques autofiguratives et fragments poétiques. Si Federman en fait un « non- genre », on peut également y voir, davantage, l’avènement d’un nouveau genre, transgénérique. Qu’il s’agisse de critifiction, d’autobiographie critique ou discursive, se cache derrière ces dénominations une volonté commune : celle de mettre au jour le travail d’écriture ainsi que la réflexion critique qui accompagne nécessairement ce travail. C’est ainsi que l’on pourrait également parler de critifiction pour Moi Sàndor F. puisque cette œuvre, tout autant que celle de Federman, alterne progression narrative et recul critique constant - pratique dénudante par excellence - à la recherche d’un (nouveau) genre au-delà de tous les codes existants. De la même manière, on retrouve dans l’œuvre de Perec de nombreuses similitudes avec le concept federmanien de critifiction (mélange des genres qui tendent à la création d’une œuvre protéiforme moderne, dimension métatextuelle fondue au sein de la progression narrative …) Toutefois, ce rapprochement serait anachronique du fait de l’éloignement temporel entre ces deux auteurs. Soulignons néanmoins une posture littéraire similaire chez nos auteurs : tous rejettent l’idée d’un passé préexistant en soi et que l’écriture ne ferait que retranscrire. Au contraire, ils envisagent davantage l’écriture comme permettant une (re)création du passé à l’aune du présent de l’écriture.

1

150

2- Choquer le lecteur ( ? )

Toutes ces techniques énonciatives, narratives et discursives s’avèrent déroutantes, tout au moins au premier contact. Elles procèdent d’une volonté de déstructuration motivée afin de (re)construire, par les mots, le passé réactualisé grâce au présent de l’écriture. « Déconstruire le discours, désarticuler historiquement le récit, choquer le lecteur : tel semble le mot d’ordre du survivant devenu auteur de fiction1

». Ce nouveau « mot d’ordre » identifié par Alexandre Prstojevic n’est pas réservé à l’unique fiction. En effet, l’heure n’est plus aux dichotomies mais davantage à l’éclatement des genres. Toutefois, on retiendra ici l’idée de chercher à « choquer le lecteur ». Il n’est pas si évident que ces stratégies textuelles et narratives dénudantes relèvent d’une volonté intentionnelle et première de « choquer le lecteur ». Cependant, c’est un des effets qui peut en résulter. Finalement, qu’elle soit intentionnelle ou non, cette façon qu’ont ces textes de bousculer, voire de choquer le lecteur, pour reprendre la formule de Prstojevic, prend corps dans la déconstruction et la désarticulation du récit, mais également dans la présence de ce que l’on pourrait nommer une écriture du paradoxe et un style oxymorique.