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DU FACTUEL AU FICTIONNEL : UNE DICHOTOMIE FONDÉE ?

1- Etat des lieux de la dichotomie factuel/fictionnel.

1.1 Une dichotomie remise en question.

Bien qu’elle soit fortement contestée, cette dichotomie a l’avantage de poser la question du rapport qu'entretiennent la vérité et la fiction dans l'opération de narration du moi. Le pacte autobiographique n'est-il pas par essence invalide, si l’on part du présupposé soutenu par certains selon lequel tout récit est fiction ?

En effet, si « tout ce qui s’écrit est fictif 1» comme l’affirme Valéry et comme le revendique Federman prêtant cette affirmation à Mallarmé (« Et puisque tout ce qui s’écrit est fictif, comme l’a dit Mallarmé, ce que je suis en train d’écrire, c’est de la fiction 2

»), ce clivage n’a plus de sens. Ces affirmations annihilent l’opposition pacte autobiographique/pacte romanesque. Par définition alors, toute littérature serait fictive, y compris les œuvres autobiographiques en ce qu’elles mettent en scène un acte d’écriture et de narration du moi : « les autobiographies comme les autoportraits sont toujours une déformation de la réalité parce qu’ils sont crées à partir du souvenir ou de l’image, à l’aide de mots ou de peinture3 ». D’autres vont plus loin encore, à l’image de Robbe-Grillet qui abolit définitivement cette dichotomie, allant même jusqu’à un profond renversement des valeurs déclarant que : « […] le biais de la fiction est, en fin de compte, beaucoup plus personnel que la prétendue sincérité de l’aveu4

». Si la fiction peut seule se vanter de ne pas mentir, de ne pas trahir, c’est parce que, libérée du contrôle et de l’emprise de son auteur, elle laisse entrevoir une part de l’inconscient de ce dernier et donne donc un accès à sa vérité la plus authentique, la plus sincère.

Ainsi, la fiction manifesterait le moi de l'âme inconnue ou de l'inconscient de son auteur et non celui de la conscience et des événements vécus qui, somme toute, ne donne qu’une vision parcellaire et superficielle de celui qui se prend pour objet de son discours. La fiction de ce point de vue serait donc plus sincère et plus proche de l’intime même que l'autobiographie. Robbe-Grillet et de nombreux autres auteurs comme André Gide ou André

1

VALERY Paul, Cahiers 2, Paris, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 319.

2

FEDERMAN Raymond, op.cit., p. 23.

3

FEDERMAN Raymond, Surfiction, trad. de l’américain par Nicole Mallet, Marseille, éd. Le Mot et le reste, 2006, p. 127.

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Breton (avec une œuvre inclassable comme Nadja qui n’est pas présentée comme autobiographique mais dont le fond pour autant n’est pas sans évoquer certains détails de la vie intime de son auteur) suggèrent ainsi que la fiction est susceptible d'atteindre à plus de vérité que l'autobiographie, toujours sujette à caution. A ce postulat, Lejeune donne le nom de « pacte fantasmatique1 ».

La fiction se veut alors libératrice, salvatrice, tout au moins dans ses contours, tandis que l’autobiographie traditionnelle, se bornant au factuel, se montrant trop exclusive et plaçant l’écrivain en tant que témoin, peut se montrer paralysante et sclérosante si le « j’y étais » se fait omniprésent et vient annihiler toute distance critique et toute analyse de soi. Cette dichotomie ne fonctionne donc plus guère et Gérard Genette, dans son essai Fiction et Diction, s’avoue contraint, après sa démarche argumentative, de conclure à la fragilité certaine de cette opposition puisqu’« il n’existe ni fiction pure ni Histoire si rigoureuse qu’elle s’abstienne de toute « mise en intrigue » et de tout procédé romanesque [et] que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l’un de l’autre ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu’on peut le supposer à distance2

».

C’est donc peut-être davantage en termes d’échos que d’opposition qu’il faut raisonner s’agissant du couple fiction/non-fiction. En effet, fictionnel et factuel se complètent davantage qu’ils ne s’opposent, l’un pouvant venir au secours de l’autre ou tout simplement venir compléter l’autre. Trop longtemps on s’est borné à chercher les points de rupture entre ces

deux genres (ce que d’ailleurs déplorait Jean-Louis Jeannelle déclarant que « Les ‘‘littéraires’’ quant à eux ne semblent s’intéresser qu’aux frontières entre la fiction et les

récits non-fictionnels (qui ne se comprendraient, en quelque sorte, que par similitude ou par distinction avec le modèle central de la fiction) 3 », il est donc temps de chercher à présent plutôt leurs points d’ancrages. C’est en ce sens que Gérard Genette - dont les travaux ont significativement fait évoluer la perception qu’entretiennent fiction et non-fiction - valorise pour sa part une attitude gradualiste, ou si l’on préfère intégrationniste, qui revient à relativiser les frontières entre fiction et non-fiction.Les travaux de Margaret MacDonald ont également fortement contribué à faire évoluer la perception de ce couple qui ne se présente plus comme antithétique mais complémentaire : elle a démontré que le champ de la fiction n’est ni le vrai, ni le faux - puisque, par essence, elle met en scène des fragments inexistants -,

1

LEJEUNE Philippe Le Pacte …op, cit., p. 42.

2

GENETTE Gérard, op. cit., p. 166.

3

Texte de présentation de l’intervention (du 13 avril 2005) de Jean-Louis Jeannelle dans le cadre du séminaire mensuel « Actualité des études littéraires » organisé par le groupe Fabula à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Information publiée sur Fabula (http://www.fabula.org/) le dimanche 24 octobre 2004 par Marielle Macé.

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ni le mensonge étant donné qu’elle ne vise pas à tromper durablement les lecteurs et présente des êtres de fiction, ni l’hypothèse, par nature toujours, son propos étant invérifiable1. Aussi les notions qui permettent de mieux en rendre compte sont celles de feintise, de simulation, comme invitent à le penser les travaux de John Searle, Käte Hamburger ou encore Jean-Marie Schaeffer.

De ce point, de vue au sein des autobiographies classiques, la parole de l’auteur réduite à l’unique statut de témoin de sa propre vie peut se faire paralysante et entraîner un vrai mutisme. La fiction peut alors être vue comme un refuge accueillant aux contours séduisants, ce qui est le cas pour les auteurs de notre corpus d’étude. Cette frontière entre factuel et fictionnel est largement transgressée par nombre d’auteurs modernes de la seconde moitié du XXème siècle, révélant ainsi une vraie évolution des fictions à cette période. Cette frontière devient très poreuse et ses contours, mal définis, sont des lieux de créations littéraires. Ainsi assiste-t-on à la prolifération d’un vaste ensemble d’œuvres hybrides transgénériques et donc à la création d’un large espace littéraire fait de libertés, ce en quoi nos auteurs sont en quête.

1.2 Georges Perec : du factuel au fictionnel, un retentissant jeu