• Aucun résultat trouvé

1- La technique du patchwork (narratif, générique et discursif).

1-1 Federman et le patchwork discursif.

Nos auteurs ont fait le choix d’une poétique intransitive. Ils bousculent les codes traditionnels dans une perspective résolument (post)moderne. Cette écriture, intransitive donc, en suggère plus qu’elle n’en dit explicitement, en fin de compte. C’est d’ailleurs en ce sens que l’on aura pu parler, précédemment, de forme-sens. Outre les ruptures chronologiques, les enchevêtrements vocaliques et les confusions entre seuils fictionnels et non fictionnels, cette intransitivité évidente se traduit par un mélange des types de discours, des variations focales ainsi que par une poétique itérative qui met en scène, inlassablement, le retour du même. On peut donc parler de véritables patchworks narratifs et génériques. En effet, ces œuvres sont faites de souvenirs épars que nos auteurs tentent de rassembler et dont ils essaient, à travers les ressources que leur offre la langue, de combler les failles, les manques. A l’image d’un patchwork, les coutures unissant tous les fragments textuels sont donc bien visibles, révélant ainsi le côté fragmentaire mais, toutefois uni, des souvenirs évoqués.

Parmi les procédés utilisés participant de ces poétiques intransitives, on soulignera un mélange, dans l’œuvre de Federman, entre les types de discours. Ce brassage discursif concerne plus particulièrement les œuvres de Fleischer et de Federman. Ainsi, chez Federman, quand ce dernier souhaite rapporter des paroles, on assiste à l’enchevêtrement de deux types de discours : le discours indirect et le « discours immédiat » ou direct libre.

[…] Cette forme [le discours indirect] ne donne jamais au lecteur aucune garantie, et surtout aucun sentiment de fidélité littérale aux paroles « réellement » prononcées : la présence du narrateur y est encore trop sensible dans la syntaxe même de la phrase pour que le discours s’impose avec l’autonomie documentaire d’une citation. Il est pour ainsi dire admis d’avance que le narrateur ne se contente pas de transposer les paroles en propositions subordonnées, mais qu’il les

142

condense, les intègre à son propre discours, et donc les interprète en son propre style […]1

[ …] Curieusement, l’une des grandes voies d’émancipation du roman moderne aura consisté à pousser à l’extrême, ou plutôt à la limite, cette mimésis du discours [le discours rapporté], en effaçant les dernières marques de l’instance narrative et en donnant d’emblée la parole au personnage. […] La différence capitale entre monologue immédiat [discours direct libre] et style indirect libre […] [est que] dans le discours indirect libre, le narrateur assume le discours du personnage, ou si l’on préfère, le personnage parle par la voix du narrateur, et les deux instances sont alors confondues ; dans le discours immédiat, le narrateur s’efface et le personnage se substitue à lui.2

Comme Gérard Genette l’explique, le discours indirect permet de rapporter les paroles d’une tierce personne, ces dernières se trouvant insérées - sans rupture grâce à l’usage d’une proposition subordonnée - au sein du discours narratorial. En revanche, le discours direct libre, que Genette qualifie de « discours immédiat », feint de donner la parole aux protagonistes eux-mêmes qui, donc, semblent se substituer au narrateur. Ces procédés brouillent l’origine de la voix et tendent à faire revivre certaines personnes disparues trop tôt en leur prêtant une voix. Federman, bien entendu, donne ainsi la parole à sa mère dont il rapporte, avec affection, certains propos : « Têtu comme une mule, disait tout le temps ma mère quand elle parlait de moi, et toujours dans la lune, mon pauvre fils. Mais ma mère savait que j’arriverais à survivre3

». Les paroles de sa mère sont rapportées dans un « discours immédiat » grâce à un présent d’énonciation qui les actualise et, ainsi, les maintient dans une certaine indétermination temporelle qui entretient le souvenir et la mémoire de sa mère disparue, en feignant de lui donner, directement, la parole.

Ce mélange des discours est caractéristique de l’œuvre federmanienne et renforce la dimension intransitive de son œuvre :

a) A un moment, le chemin qu’on suivait a débouché sur une grande route. Une borne kilométrique indiquait : Argentan 12 kilomètres, et tous les gens se sont mis à marcher plus vite. 12 kilomètres, on entendait dire, c’est pas très loin. Lui, mon père, il disait je sais pas si je vais pouvoir y arriver. Alors ma sœur m’a dit de prendre la valise de mon père, et à ma sœur Sarah de prendre sa musette. Et on a continué.4

b) Quand je demandais à papa de quoi il parlait avec eux, il me disait qu’il leur demandait ce qu’ils faisaient avant la guerre, s’ils avaient des enfants, des choses comme ça. Mais surtout, il me disait, nous parlons de politique.5

1

GENETTE Gérard, Figures III, op. cit., p. 192.

2

Ibid, p. 194.

3

FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 10.

4

Ibid, p. 132.

5

143

Ces deux extraits illustrent ces jeux autour des types de discours évoqués précédemment. Bien évidemment, ils contribuent à la polyphonie et à l’enchâssement des voix. De plus, cela permet d’actualiser les paroles ainsi rapportées et de maintenir vivant le souvenir de sa famille. Ainsi, dans l’extrait a), se font entendre des paroles qui ne sont pas directement assumées par le narrateur mais dont on a l’impression qu’elles sont directement prononcées par son père : « Je sais pas si je vais pouvoir y arriver » ou une voix anonyme « c’est pas très loin ». Ces paroles sont insérées, sans rupture, dans le fil de la narration. Toutefois, Federman joue avec les codes évoqués ci-dessus. Ainsi, il est difficile de qualifier le type de procédé utilisé pour rapporter les propos du père. En effet, ces derniers se trouvent directement insérés dans le fil du texte, sans l’effet de rupture caractéristique du style direct. De plus, la présence d’une incise « il disait » nous éloigne du discours immédiat de Genette mais également du style indirect puisqu’elle n’est pas précédée d’une subordination. Enfin, on soulignera le non respect de la concordance des temps (« il disait je sais pas ») qui nous éloigne également du style indirect libre. On assiste donc, de manière générale, à un profond mélange des discours puisqu’à ces paroles en succèdent d’autres rapportées au discours narrativisé, sans transition. Ainsi, ce que dont cet extrait est révélateur, c’est bien du souci de Federman d’enchâsser les discours et, dans le même temps, les époques.

L’extrait b) débute par un discours indirect classique respectant, logiquement, la concordance des temps. Cependant, progressivement, on bascule dans une forme de discours direct libre avec suppression de toute subordination, rupture de la concordance des temps et des pronoms personnels : « Mais surtout, il me disait, nous parlons de politique ». Toutefois, là encore, on conserve une incise (« il me disait ») qui vient nuancer ce rapprochement au style direct libre. On soulignera la volonté federmanienne de matérialiser de franches ruptures discursives, c’est pourquoi on passe du système temporel passé au présent d’énonciation et du pronom de troisième personne « il » au déictique « nous », sans transition à nouveau.

L’œuvre de Federman regorge de ce mélange des types de discours. Tour à tour, il joue des ressources qu’offre chacun des types de discours rapporté (style direct, indirect, indirect libre, direct libre et discours narrativisé) qu’il enchevêtre, passant, brusquement, de l’un à l’autre, ce qui participe à cette impression de patchwork discursif.

144