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L’imaginaire fictionnel offre aux auteurs de la troisième génération tout un horizon d’appropriation de ce matériau littéraire qu’est devenu, avec le temps, la Shoah. L’imagination entend alors revêtir un pouvoir heuristique. Si elle a pu un temps être une pratique marquée, dans ce contexte, par la suspicion, voire le mépris, elle s’est affirmée de plus en plus pour diverses raisons. Premièrement, le temps faisant son œuvre, les survivants se font plus rares et les témoignages ainsi produits sont de plus en plus le fruit de personnes n’ayant pas vécu directement la Shoah (toute proportion gardée puisque des survivants comme Rawicz ou Kertész ont fait très tôt le choix de la fiction). Nos auteurs sont donc contraints de « combler les blancs au moyen de leur propre parole, de leur propre imaginaire, pour trouver leur propre voix qui mènerait vers ce passé qui leur a été refusé et pour se

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souvenir de ce qu’ils ne surent jamais1

». Deuxièmement, l’imagination libère la parole des auteurs qui l’emploient et aux projets desquels plus aucune borne ne subsiste.

Notre corpus tend ainsi à mêler dimensions factuelle et fictionnelle, pour des raisons différentes, sans que l’une vienne prendre le pas sur l’autre. Federman pousse même plus loin les relations analogiques qui les unissent, faisant de l’une le double de l’autre, sans différence aucune2. Il ne perçoit pas l’imagination comme un substitut à sa mémoire déficiente mais davantage comme un lien, un medium riche de sens puisque, « dans la mesure où la construction d'une imitation est sélective par rapport aux propriétés de la chose imitée, elle est ipso facto un outil d'intelligence de cette chose imitée3». On entendra ici par « imitation » le concept d’imitation créatrice préalablement souligné par Ricœur et qui recoupe celle d’imagination créatrice. Cette posture pose également l’imagination comme un moyen potentiel de transmission de la connaissance historique et installe le génocide juif, jusque-là évacué aux marges de l’activité littéraire, au cœur de la littérature.

La fiction possède également un pouvoir heuristique en ce qu’elle ouvre et déploie de nouvelles dimensions de la réalité. Le témoignage n’est donc pas seulement déterminé par ce à quoi il réfère, mais tout autant par ce qui lui tient lieu de médiation. Ainsi, Perec choisit le recours à l’imagination, poussé par la nécessité, à travers sa création littéraire de l’île de W, quand Fleischer se joue volontiers de cette frontière entre souvenir et imagination, et non pas invention, comme il tient à le préciser.

a) Le modèle dystopique de Perec.

Au réalisme quasi documentaire des premiers récits des survivants immédiats qui espéraient ainsi ne pas souffrir du scepticisme de leurs lecteurs, Perec offre une orientation résolument différente : celles de l’utopie et de la contre-utopie. On l’a vu, l’enfance de Perec est tout entière hantée par la disparition de la figure maternelle. Peu à peu, ce récit et cette absence viennent trouver des échos dans la description allégorique de l’île de W. Au fur et à mesure qu’il écrit, Perec en prend conscience. C’est pourquoi « raconter sa propre survie n’est

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FINE Ellen S., « L’écriture comme mémoire absente », Les nouveaux Cahiers n°101, été 1990.

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GUICHARD Thierry, Le Matricule des anges, op. cit., pp. 20-22.

« La fiction serait le passage du témoin entre la mémoire déficiente et l’imaginaire ?

- Absolument. Je ne fais aucune distinction entre ce qui m’est arrivé et ce que j’imagine qu’il m’est arrivé. Aucune distinction entre la mémoire et l’imagination, puisque, c’est seulement par l’imagination que je peux plus ou moins reparler de tout ça. […] La vie, pour moi, est une fiction. Quand l’histoire d’une vie passe dans le langage, ça devient une fiction. »

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possible pour Perec que s’il raconte - par les moyens qu’il a à sa disposition : l’imagination, la fiction - les conditions dans lesquelles a péri sa mère1 ». Il utilise donc l’imagination - son seul recours - à des fins allégoriques, dans la description de la quête de Gaspard Winckler, puis dans la peinture contre-utopique qu’il présente de l’île de W., pour raconter la disparition des siens et le traitement inhumain dont ils furent victimes.

Dans la peinture que Perec fait de l’île de W. - que lui-même évoque comme une image des camps -, nous décelons un mouvement d’aller-retour qui caractérise la métaphore entre ce qui est reconnu et ce qui se dévoile au jour. Se crée ainsi « une proximité inédite entre deux idées […] en dépit de leur distance logique2 ». Entre la réalité et l’imaginaire de l’auteur, tout autant que du lecteur, ce va-et-vient permet d'appréhender la fragilité du passage entre la réalité et la fiction, rendu manifeste par la représentation métaphorique dystopique. De fait, cette représentation possède un pouvoir heuristique par sa capacité à (re)décrire et à (re)présenter la réalité autrement. Ainsi définie, la dystopie, conçue comme une métaphore particulière, peut-être perçue comme un moyen d'apprentissage (pour Ricœur, la métaphore devient un moyen de connaissance dès que la représentation mimétique cesse d'agir comme simple copie pour opérer comme vraie création3).

b) Fleischer et l’impératif imaginaire.

L’imagination s’impose à Fleischer comme une nécessité : comment retracer autrement la vie de son oncle qu’il n’a jamais rencontré, dans ses détails parfois même les plus intimes, les plus secrets ? L’auteur use donc de toutes les ressources dont il dispose pour narrer la vie de son oncle et il place sur un pied d’égalité souvenir et imagination qui sont capables l’une et l’autre de dire le réel, dont la formule « Je n’ai plus de souvenirs, je n’ai plus d’imagination4

» est une bonne illustration. Il juxtapose souvenir et imagination, qu’il aligne sur un même plan, ne privilégiant pas l’une à l’autre.

Fleischer n’envisage pas l’imagination comme un moyen de substitution de qualité moindre. Au contraire, elle est un moyen pour témoigner, au même titre que le sont les souvenirs factuels. Dans un vertige énonciatif, Fleischer parsème son texte d’une formule qui résonne comme un leitmotiv : « […] je me souviens, j’imagine » et qu’il décline jusqu’à la

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PRSTOJEVIC Alexandre, op. cit., p. 105.

2

RICOEUR Paul, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

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RICOEUR Paul, Temps et Récit, op. cit., p. 93.

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saturation : « Je me souviens que j’imagine, j’imagine, je me souviens, j’imagine que je me souviens1 ». Fleischer joue de la porosité de cette frontière en multipliant les formules qui unissent ces deux aspects du témoignage - souvenir factuel et imagination - dans une volonté de les lier profondément l’un à l’autre. Il utilise ici le chiasme qui est une figure qui entrecroise, se jouant à inverser le rapport de force entre souvenirs et imagination afin de, finalement, le nier (la formule inaugurale de ce fragment « je me souviens que j’imagine » étant inversement renversée à la fin de cette même citation « j’imagine que je me souviens »).

La distinction qu’il tient néanmoins à affirmer concerne l’amalgame qui pourrait être fait entre imagination et invention : « […] c’est pourquoi je peux dire que j’invente ce que je raconte sans mentir pour autant, sans inventer 2» ou encore « je pourrai alors, non pas inventer mais imaginer, c’est-à-dire de toute façon, transposer. Et puis me souvenir. Je me souviens, j’imagine3

». Il relie l’invention à une stratégie énonciative complètement déliée du réel alors qu’il maintient à l’imagination une dimension référentielle et heuristique. Cette distinction, Federman la souligne également et rejoint ainsi Fleischer dans sa distinction imagination/invention, rattachant l’imagination au réel, ce dont l’invention s’affranchit : « […] l’imagination n’invente pas ce je ne sais quoi de nouveau qu’on lui attribue mais au contraire (consciemment ou inconsciemment) ne fait qu’imiter, copier, répéter, refléter, proliférer – en d’autres termes plagier – ce qui a toujours été là4 ».

De plus, à partir du moment où l’expérience devient témoignage, on parlera de transposition. Et toute transposition littéraire modifie l’événement, d’où le recours légitime à l’imagination, sans pour autant que puisse être niée toute référentialité.

Ces textes inscrivent tous le silence en creux et lui accordent même une place prépondérante. La Shoah a marqué la vie de nos auteurs d’une large béance qu’ils cherchent à combler par l’écriture et qu’ils soulignent utilisant, pour cela toutes les ressources littéraires dont ils disposent et/ou qu’ils créent. L’imagination s’impose donc à eux comme un moyen, parmi d’autres, pour combler ce(s) « trou(s) » mémoriel(s) et ce vide traumatique causé par l’absence des leurs. Qui mieux qu’elle pourrait leur permettre, tant bien que mal, de combler ce vide existentiel ? L’imagination en ce sens conserve un pouvoir référentiel - ce pourquoi Fleischer tient absolument à la distinguer de l’invention - et revêt ainsi une profonde dimension heuristique. 1 Ibid, p. 38 2 Ibid, p. 21 3 Ibid, p. 165. 4

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PARTIE 3