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La première rupture, certainement celle que l’on repère à la première lecture, que ces œuvres opèrent avec les codes d’écriture que nous qualifierons de traditionnels ou classiques concerne la dichotomie factuel-fictionnel qui se présente comme une frontière aux limites finalement bien poreuses. En effet, nos auteurs jouent perpétuellement avec les codes de l’autobiographie classique. Rappelons qu’il s’agit d’un genre littéraire bien tardivement codifié, Philippe Lejeune se lançant dans cette entreprise en 1975. Il faut donc attendre la fin du XXème siècle pour voir naître, de manière disons officielle, les règles d’un genre pourtant ancestral aux limites, jusque-là, mal définies. Soulignons que W ou le souvenir d’enfance, que son auteur lui-même qualifie d’autobiographie2, paraît la même année. Quant aux œuvres de

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PRSTOJEVIC Alexandre, voir note 1, p. 119.

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Fleischer et de Federman, bien postérieures aux travaux de Lejeune, elles jouent, elles aussi avec subtilité, avec ces règles, les respectant parfois, les transgressant à d’autres moments.

S’il s’agit de trois projets néo-autobiographiques, on aura toutefois souligné que certains traits définitoires du genre demeurent appliqués. Ainsi, on retrouve une identité assumée et revendiquée entre auteur, narrateur et personnage. Enfin, Perec et Fleischer se réclament expressément, à travers certains commentaires métatextuels, du genre. On aura également tôt fait de remarquer les disjonctions avec les règles édictées du genre, la principale étant le recours récurrent à la fiction, a priori antithétique avec l’autobiographie. Rappelons également que Federman, non sans un certain goût éprouvé pour la provocation, rejette en bloc l’autobiographie, se réclamant expressément de la fiction quand, parfois, certains traits rapprochent très clairement Chut de la pratique autobiographique. A cela s’ajoutent certaines affirmations déroutantes, présentes chez nos trois auteurs, qui soulignent une absence manifeste de souvenirs, comme en témoigne la désormais célèbre formule de Perec qui ouvre la partie autobiographique de W ou le souvenir d’enfance : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance1

» et qui n’est pas sans trouver d’échos dans les deux autres œuvres étudiées, comme nous l’avons analysé. Nos auteurs sont donc à la recherche d’une forme nouvelle, sorte d’hybride littéraire (post)moderne.

Toutefois, l’analyse de ces œuvres a soulevé un premier point important : toutes sont marquées par l’absence de souvenirs, que ces derniers aient été enfouis par l’inconscient de nos auteurs (Fleischer et Federman) ou qu’ils n’existent pas en tant que tels (Fleischer). Quoi qu’il en soit, nos auteurs ont donc du (re)créer leur enfance et leurs souvenirs grâce à la langue. Pour cela, une des orientations possibles - et observée - a été le recours à la fiction et à l’imagination, a priori antinomiques avec le genre autobiographique. Au terme de ce travail de recherche, on peut justement conclure à l’absence de dichotomie fondée entre fiction et autobiographie. Nos auteurs, au contraire, usent des ressources de la fiction pour pouvoir (se) raconter, sans que pour autant l’on puisse parler de fable. La fiction leur permet de coller au plus près de leurs souvenirs, là où l’autobiographie, frappée du sceau d’une exigence de vérité et d’exhaustivité, échoue. Se dire, c’est également s’inventer, se façonner puisque « se souvenir, c’est faire du cinéma mental qui fausse toujours l’événement original2

». Pour autant, la portée testimoniale et la dimension de sincérité qui accompagnent les projets autofiguratifs de nos auteurs ne peuvent être invalidées. Bien au contraire. On a pu se rendre compte que la fiction et l’imagination pouvaient parfois rendre bien mieux compte de l’intime

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PEREC Georges, W ., op. cit., p. 17.

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de nos auteurs parce que, plus libres dans leurs contours, elles permettent de rendre compte de ce qui crée justement cet intime que l’on cherche à mettre au jour : la part de l’inconscient qui façonne chaque individu. De plus, partant du constat que « tout ce qui s’écrit est fictif1 », référence que Federman fait sienne et qu’il insère au fil de son œuvre, nos auteurs proposent une autre approche - beaucoup plus souple - de l’autobiographie en ce que, avant tout littéraire par essence, elle se caractérise par son manteau fictif. Ainsi s’ouvre une voie légitime à l’avènement d’un nouveau genre autobiographique hybride aux contours moins restrictifs qui attribue à la fiction une dimension référentielle, factuelle et heuristique ce que l’étude de ces œuvres nous permet d’affirmer.

Au terme « autobiographie », nous avons donc préféré le terme d’autofiguration qui présente l’avantage de recouvrir un champ littéraire beaucoup plus vaste. Nos œuvres cherchent à abolir la dichotomie factuel-fictionnel instituée jusque-là et invitent à une relecture des codes de l’autobiographie, contribuant ainsi à l’ouverture de perspectives littéraires plus larges, la fiction se présentant comme une nouvelle voie littéraire pour dire le vrai. Nos œuvres rendent donc compte d’une évolution des témoignages et d’une abolition des codes et frontières institués jusque-là : alors que les siècles précédents sont les lieux de théorisations génériques et d’arts poétiques, on observe, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, une volonté de transcender - sans les nier- ces codes littéraires qui ne trouvent plus d’échos dans notre monde moderne.

Une dimension métatextuelle très présente.

On a pu observer, en lien avec cette volonté transgénérique d’éclatement des codes et des formes évoquée ci-dessus, non seulement un enchevêtrement constant entre les seuils du fictionnel et du factuel mais, plus encore, un brouillage récurrent (chez Perec et Fleischer) voire perpétuel (chez Federman) entre les récits de souvenirs et les commentaires métatextuels. Cela participe de la création d’hybrides littéraires et de projets autofiguratifs protéiformes. Federman est, de nos auteurs, celui qui enchâsse le plus régulièrement les différentes strates textuelles. Ainsi, chez lui, le flux des souvenirs est régulièrement interrompu par une voix anonyme que l’auteur assimile à celle d’un narrateur dédoublé. Il revendique le caractère fictionnel de son texte, ce qui autorise plus ou moins, chez lui, l’utilisation du substantif « narrateur » ainsi qu’une disjonction entre les instances auctoriales