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Cette notion de culpabilité - celle d’avoir été épargné - est très présente chez Federman, qui se pose cette question, dès les premières lignes de Chut : « Oui, je me suis souvent demandé : pourquoi moi ?1 » Il énumère dans la foulée de cette interrogation toute une liste de réponses possibles qui révèlent la culpabilité qui est sienne d’avoir survécu :

Parce que j’étais le garçon de la famille, pour que notre nom survive, parce que ma mère m’adorait et savait que malgré ma timidité et ma peur, j’étais assez têtu et assez rêveur pour m’en sortir tout seul ? […] Je me suis quand même demandé toute ma vie, sans jamais pouvoir trouver de réponse, pourquoi moi et pas ma sœur ? Ou mes deux sœurs ? Pourquoi moi tout seul ?2

Même si Federman semble parfois adopter un ton léger, proche de celui de l’enfance, en prélude à l’écriture de son texte plane la question du « pourquoi moi ? » On note la répétition à quatre reprises et de manière succincte de la forme interrogative. Cette question à laquelle il cherche désespérément des réponses hante Federman. Mais une réponse existe-t- elle ? Cette interrogation existentielle a hanté Federman toute sa vie et on le voit à la mention qu’il fait de ses précédents textes qui, tous, abordent des épisodes de sa vie (« J’ai raconté tout cela dans Quitte ou double et Amer Eldorado3 »), l’écriture se présentant donc comme le moyen possible d’expier cette culpabilité intrinsèque et de l’apprivoiser. Federman entend une réponse à ces questionnements : « Tu survivras un jour et tu raconteras ce qui s’est passé ici. Je crois que c’est ce que voulais dire le chut de ma mère4 ». L’écriture de Federman - rescapé et survivant, en un sens - est donc en partie régie par une dette à l’égard de sa famille et, plus généralement, à l’égard de toutes les victimes du génocide.

Cette question de la culpabilité est intimement liée à l’entretien d’un devoir de mémoire que ces auteurs s’imposent tout autant qu’il s’impose à eux. C’est en ce sens que Perec explique, dans la partie fictive, écrire parce qu’il « [était] le seul dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde. Ceci plus que tout autre considération [l]’a décidé à écrire5 ». On notera que ces considérations, qui résonnent comme des justifications,

1

FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 10.

2 Ibid, pp. 10-11. 3 Idem. 4 Idem. 5

PEREC Georges, op. cit., p. 14. J’utilise une citation de la partie fictionnelle pour étayer un commentaire de la partie autobiographique. Toutefois, on l’aura compris, ces deux parties se font écho, l’une étant « le miroir de l’autre » pour reprendre une expression utilisée par Perec lui-même et évoquée précédemment. Ainsi, les citations fictionnelles me semblent en mesure de venir soutenir certains commentaires de la partie autobiographique, et réciproquement.

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apparaissent dès les prémisses de ces deux œuvres comme une « nécessité impérieuse1 » de s’expliquer sur leurs motivations premières. Plus qu’une motivation d’ailleurs, l’écriture de ce texte apparaît chez Perec comme un projet, certes, longtemps repoussé mais finalement incontournable : « Je n’ai pas d’autre choix que d’évoquer ce que trop longtemps j’ai nommé l’irrévocable ; ce qui fut, ce qui s’arrêta2

». On sent dans ce commentaire métatextuel la présence d’une vraie pression qui préexiste à l’écriture et qui dépasse l’auteur. Ce projet d’écriture s’impose à lui et s’avère donc « incontournable » et inévitable ; constat que l’on peut étendre aux trois auteurs du corpus. Perec se place ainsi sous le joug de l’Histoire et se présente ici, avant qu’en écrivain, en héritier et en dépositaire de la mémoire collective, ne pouvant dès lors échapper à son devoir de transmission ; pression qui semble moins présente chez Fleischer. Chez Perec, l’écriture est intimement liée à un sursaut vital comme il l’explique : « l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de leur vie3

». Le seul souvenir, c’est donc l’écriture elle-même. Ainsi, chez Perec, la « transcription de l’expérience réside dans l’acte même de l’écriture romanesque ; la disparition s’écrit tout entière comme roman4 ».

Pour autant, Federman, non sans provocation pour lui qui se présente comme « totalement amoral 5», prétend « [se foutre] pas mal du devoir6 » quand il écrit : devoir à l’égard de la véracité des faits rapportés, devoir de mémoire… Le seul devoir qu’il reconnaisse est à l’égard de son sauveur - sa mère - dont toute cette entreprise littéraire (comme chez Perec) est une tentative pour combler l’absence. Ce texte et les mots employés ne sont là que pour remplir le vide laissé par leur mère :

Ceux qui m’on lu jusqu’ici diront : il doit sa vie. Il doit sa vie à sa mère. Ils diront, c’est à sa mère qu’il doit quelque chose. Son devoir, c’est de la récompenser.

Oui, ça c’est vrai. Mais cette masse de mots que j’ai laissée derrière moi, en français, en anglais, en charabia, c’est justement sa récompense. J’ai écrit tout cela pour elle. […]

Mon devoir, si je dois en avoir un, c’est de combler le grand trou d’absence que ma mère a creusé en moi. C’est de la rendre présente dans ce que j’écris. Et de redonner un peu de dignité à ceux qui ont été humiliés.7

1 Ibid, p. 13. 2 Ibid, p. 26. 3 Ibid, p. 64. 4

BOUJU Emmanuel, op. cit., p. 27.

5

FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 165.

6

Idem.

7

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Federman, dans ce passage métatextuel, ne se présente finalement pas en personnage aussi amoral qu’il voudrait le paraître. Toute sa carrirère littéraire sera un moyen pour lui de continuer à faire vivre la mémoire de sa famille à travers les mots et, ainsi, d’entretenir leur souvenir, lui seul ayant eu la chance de survivre. Ainsi ces personnages disparus survivent-ils, « du moins dans les mémoires1 », ce qui est un des moteurs premiers, plus ou moins exprimé, à l’écriture de ces trois textes.