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Une autre ambition commune à nos trois œuvres est, tout autant que celle de témoigner, celle de dénoncer, de condamner (Perec et Federman) et de polémiquer (Fleischer). C’est d’ailleurs là une caractéristique qui apparaît progressivement et qui s’affirme de plus en plus dans les textes appartenant à la littérature concentrationnaire. Les auteurs contemporains n’ayant pas vécu la Shoah ne peuvent se réclamer de témoignages bruts. Leurs textes sont donc avant tout le lieu d’une vraie dénonciation :

La preuve, le document, la narration personnelle - éléments incontournables sous la plume des rescapés de la « solution finale » - ont cédé la place au régime fictionnel des auteurs nés après la guerre. L’écrivain (surtout français) ne se voit plus comme un « auxiliaire des écrivains », mais affirme son droit d’interpréter, pour ainsi dire de l’extérieur, cette période de notre passé. Il ne

témoigne pas, il polémique.2

Cette affirmation d’Alexandre Prstojevic soulève une caractéristique propre à nos trois œuvres : celle de dénoncer voire de polémiquer. En effet, les trois textes mettent en scène les atrocités du régime nazi et, par là même, les dénoncent. La dimension polémique se fait même très présente dans l’oeuvre de Fleischer. On assiste en effet dans son texte à un véritable réquisitoire contre l’amiral Horthy (régent de la Hongrie de 1920 à 1944 dépeint comme « profondément antisémite3 »), dont la figure est évoquée à de nombreuses reprises. Alain Fleischer prend le temps de peindre la montée de l’antisémitisme en Hongrie4, l’Histoire et l’organisation des camps de déportation et d’extermination5

, ainsi que le déroulement des

1

FLEISCHER Alain, op. cit., p. 208.

2

PRSTOJEVIC Alexandre, op. cit., p. 11. Je souligne.

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FLEISCHER Alain, op. cit., p. 107.

4

Ibid, pp. 96-97.

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rafles organisées1, dans de larges sections du texte et grâce à une profusion de détails, s’appuyant parfois sur des chiffres précis pour étayer son discours. Il serait fastidieux de vouloir chercher à dresser la liste entière de toutes les références à la montée de l’antisémitisme en Hongrie tant elles sont nombreuses. Toutefois, l’exemple suivant en est révélateur et mérite que l’on s’y attarde. En effet, on y observe un glissement dans la progression narrative et dans le traitement du récit. Au début du fragment, la parole se fait subjective et se base sur des éléments intimes de la vie de cet oncle. Or, au fil des mots, la narration devient plus objective, s’éloignant de toute dimension intime et autobiographique, et l’on se dirige progressivement vers une perspective entièrement historique, politique et polémique :

Mon frère Béla, mon oncle, avait pu accomplir des études d’architecte et d’ingénieur et obtenir ses diplômes à une époque où l’université hongroise n’avait pas encore instauré, sous la pression fasciste et antisémite, le numerus clausus destiné à faire barrage aux étudiants juifs et à leur interdire l’accès à des postes importants dans l’administration, les sciences, l’enseignement ou l’économie. Pourtant, dès 1920, la loi XXV, de sinistre mémoire, avait limité à six pour cent la proportion d’étudiants juifs dans les universités hongroises, jusqu’à ce que la Société des Nations parvienne à faire fléchir les autorités de Budapest en 1928.2

On assiste à un délitement de la dimension intime au profit d’une portée plus universelle, plus historique, plus polémique. L’histoire de Sàndor F. est donc également le support d’une dénonciation plus profonde de la montée de l’antisémitisme et du nazisme en Hongrie.

Dans les œuvres de Perec et Federman, on ne retrouve pas de manière aussi explicite et prolifique cette mention de faits historiques. Tout au plus trouve-t-on chez Perec au détour de la mention de la liste des événements historiques qui se sont produits le sept mars 1936, jour de sa naissance, des informations aussi légères que « Renault fabrique la Nerva grand sport » et aussi graves que « En Autriche, condamnation de nazis accusés de préparer des attentats3 » qui se trouvent placées sur un pied d’égalité, dans une nonchalance feinte. Perec, s’il insère bien dans son texte certains détails historiques qui ancrent son texte dans un contexte historico-social, ne polémique pas pour autant. Si ces allusions sont tout de même un moyen de présenter certains événements historiques, il délègue ici la mention de ces

1 Ibid, p. 106 et p. 109. 2 Ibid, p. 43. 3

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événements à une autre voix, celle des journaux en l’occurrence, s’en détachant un peu plus. Là n’est pas son intérêt.

Que ce soit implicitement ou explicitement, ces œuvres, à leur manière, mettent en scène les atrocités nazies. Si, nous l’avons vu, ces polémiques sont assumées et même soulignées chez Fleischer, on parlera davantage de dénonciation chez Federman (de manière récurrente) et chez Perec (à travers de discrètes allusions). C’est en ce sens même que l’on relève la présence de marques de l’ironie. Federman n’hésite pas à l’utiliser pour, dans un détachement feint qui peut-être lui sert de protection, dénoncer tout en échappant aux écueils d’un lyrisme larmoyant. Il rapporte notamment comment, à Argentan, son père parvenait à vivre du marché noir avec les Allemands, ce qui le conduit à ce constat : « La grande ironie, c’est que mes parents et mes sœurs seraient peut-être morts fusillés à Argentan en tant que collaborateurs, et non pas dans les camps de concentration en tant que juifs1 » s’ils avaient échappé à la déportation. Il utilise ainsi le détour de l’humour et parfois même de l’ironie la plus noire pour aborder la réalité la plus cruelle, à travers des formules frappantes et violentes : « Ah ! Mon père, il a pas eu la vie facile. Il a passé une bonne partie de son existence à l’hosto avant de se faire mettre en savonnette à l’âge de 37 ans2

». Ce ton a priori détaché est un moyen pour Federman de se préserver, d’installer une distance entre lui-même et le sort subi par sa famille.

Ce ton ironique est également présent chez Fleischer, qui multiplie les moyens littéraires et use de toutes les ressources de la langue pour dénoncer. Ainsi, il parvient à instaurer une distance ironique et critique quand il met en scène l’agonie de son oncle : « Je parviens à m’isoler de la puanteur humaine et à capter encore quelque délicieux effluves de crottin de cheval3 ». Perec n’est pas non plus en reste quand il fait référence au fait qu’ « Hitler était déjà au pouvoir et [que] les camps fonctionnaient très bien4

» le jour de sa naissance. Ces images et ces expressions sont saisissantes par la distance qu’elles créent. Dans ces circonstances, elles heurtent la sensibilité du lecteur, et l’interpellent : les objectifs de polémique et/ou de dénonciation de nos auteurs sont donc atteints.

Chez nos trois auteurs, quoi qu’il en soit, la polémique est toujours à chercher au détour des mots employés, des expressions choisies, des procédés littéraires utilisés qui, parfois, se font écho d’un texte à l’autre. On peut à ce titre relever la métaphore de « leur

1

FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 138.

2

Ibid, p. 43.

3

FLEISCHER Alain, op. cit, p. 157.

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solution finale1 » et de « leur destination finale2 », formules qui ne sont pas sans résonner l’une avec l’autre. Par endroits, la polémique se fait plus acide, notamment chez Fleischer et Federman. Ainsi, ce denier n’hésite pas à dénoncer les silences de la population qui, tacitement, ont donc permis ce massacre3. Il n’hésite pas non plus à souligner l’impuissance des juifs, littéralement pris au piège, puisque « tout le monde dans le quartier savait que la Grande Rafle était en cours4 ». Dans de rares passages, son ton se fait dur, cassant et même véhément :

On a pas assez dit que ce sont surtout les juifs pauvres qui ont été arrêtés pendant la Grande Rafle. Oui, les pauvres. Ceux qui ne pouvaient même pas se permettre des billets de train. Ceux qui ont été abandonnés par leur famille, comme l’on été mes parents.5

Les moyens utilisés sont différents, les objectifs varient d’un texte à l’autre, mais on retrouve dans ces trois textes une réelle volonté de dépasser l’œuvre de témoignage pour aboutir à une dénonciation des atrocités de la Shoah, voire à une vraie po lémique dans le cadre de Fleischer, tout en refusant, dans les trois œuvres, de sombrer dans un « réalisme pleurnichard6 » et dans l’écueil du sentimentalisme. Ces trois textes, outre leurs ambitions littéraires, ont une ambition historique, à savoir témoigner pour ceux qui ne le peuvent plus tout en dénonçant, ce qui est le lot des textes contemporains dont les auteurs, témoins indirects, voire témoins uniquement fictifs (on peut penser à des œuvres comme Les Bienveillantes7 de Jonathan Littell) ne peuvent se contenter de l’unique témoignage.

Ces œuvres ont donc pour objectif de guérir nos auteurs d’un passé traumatique et de les aider à tourner cette page de l’Histoire. En ce sens on notera que le texte de Federman se clôt sur un souvenir heureux (l’achat par sa mère d’un éclair au chocolat à l’occasion de son anniversaire), sur une dédicace à cette dernière convoquant une dernière fois son enfance dont les moments heureux furent trop rares. Dans la même veine, on notera l’ultime mot utilisé pour clore son texte : « rien8 ». Comment le comprendre ? L’interprétation est une fois de plus

1

FEDERMAN Raymond, op. cit., p. 178, p. 201.

2

FLEISCHER Alain, op. cit., p. 164.

3

FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 178, p. 60. Le narrateur y évoque la rafle de 1942 dont la date était connue de tous : « tout le monde savait qu’il allait y avoir une rafle et que tous les juifs allaient être arrêtés ». A ce « tout le monde savait », on peut entendre en écho que personne n’a rien fait pour s’y opposer.

4 Ibid., p. 198. 5 Ibid, p. 61. 6 Ibid, p. 14. 7

LITTELL Jonathan, Les Bienveillantes, éd. Gallimard, coll. « Blanche », 2006.

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plus laissée au lecteur. Ce « rien » pour le vide laissé par l’absence ? Ce « rien » car, dorénavant, tout est dit, ses comptes avec le passé sont réglés ?

Ces textes sont tournés vers le passé afin de pouvoir vivre, avec, dans le présent grâce à l’écriture. Perec clôt donc son texte sur la mention des « camps de déportation1

» afin de convoquer une dernière fois les fantômes du passé, quand Fleischer entend « commencer […] et finir, par ces mots : moi, Sàndor F.2 », ceux-là même qui ouvraient le texte, dans un mouvement cyclique : la boucle de l’écriture est bouclée.

1

PEREC Georges, op. cit., p. 222.

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CHAPITRE 5

ENTRE SILENCE(S) ET IMAGINATION :