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1- Témoigner à tout prix : un impératif éthique.

1-1 De survivants à témoins.

Le témoignage de la Shoah, né dans l’urgence de l’immédiat après-guerre, voit fleurir une forte quantité d’œuvres testimoniales dénuées de toute ambition littéraire. La transmission, pour cette communauté des déportés, est un impératif qui prime sur la littérarité (« Nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle qu’elle1

»). Ainsi l’on peut, jusqu’à présent, identifier trois générations de témoins : une première constituée des survivants immédiats, une deuxième correspondant aux témoignages produits dans les années 1950-1960 et enfin une troisième, celle de nos auteurs, constituée de ce que l’on nomme les enfants de l’Holocauste et qui regroupe des auteurs n’ayant pas vécu la déportation, soit parce qu’ils étaient trop jeunes (Alain Fleischer naît à Paris en janvier 1944), soit parce qu’ils ont été cachés par leurs parents (Raymond Federman est dissimulé dans un cabinet de débarras et Georges Perec est envoyé par sa mère en zone libre à Villard-de-Lans via un train de la Croix-Rouge).

Les auteurs de la première génération sont donc des survivants immédiats de l’horreur des camps qui s’approprient ce matériau et dont les productions ressemblent plus à un cri désarticulé qu’à un texte littéraire. Parmi les œuvres de ces auteurs, certaines ont survécu : ce sont celles présentant des qualités littéraires indéniables et qui échappent au témoignage brut (Primo Levi, Imre Kertész, Piotr Rawicz, Robert Antelme…), ce qui peut constituer un paradoxe. Les témoignages bruts et immédiats ont vite pu paraître indigestes. Ils purent gêner et mettre mal à l’aise un certain nombre de leurs lecteurs que ces témoignages mirent peut- être face à leur responsabilité, face à leur silence. C’est ainsi que, de manière violente, ces témoignages furent rejetés parfois, comme le montre l’injonction d’un rédacteur des Temps modernes qui, en 1949, écrit à propos de l’Espèce Humaine2 de Robert Antelme :

1

ANTELME Robert, Avant-propos de L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978.

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Encore un livre sur les camps de concentration ! Après ceux de Rousset, de Kogon et de tant d’autres, on croyait que tout avait été dit. Même s’il reste quelque chose à dire, nous aimerions qu’on se taise. La guerre est finie. Nous avons le droit de goûter la paix sans qu’on vienne nous la gâter.1

Cette injonction virulente - dérangeante même - soulève les points de tension qui contribuèrent à voir sombrer dans l’oubli nombre de ces textes :

- une lassitude face à la profusion de ces textes, comme en témoigne l’exclamation inaugurale ;

- un malaise et une gêne ressentis à la réception de ces textes rappelant l’inhumanité du traitement subi par les déportés ;

- une volonté d’oubli de cette période ; oubli impossible à cause de la parution de tous ces témoignages qui, sans cesse, réactualisent le passé.

Ces trois remarques permettent de mieux comprendre les raisons de l’accès à la postérité des témoignages qui avaient le souci d’une vraie littérarité au détriment des témoignages bruts et immédiats. Les premiers n’abordent pas frontalement la réalité des camps mais le font à travers le voile d’une esthétisation de la parole, grâce au détour de la fiction… Autant de moyens pour ces textes d’aborder indirectement la passé et, ainsi, de permettre aux lecteurs de faire le deuil de cette période, de tourner la page pourrait-on dire, tout en acceptant le témoignage.

Pour autant, dans un entretien à propos de Si c’est un homme2, Levi affirmait sa volonté initiale de produire un témoignage reléguant au second plan toute ambition littéraire : « C’était un témoignage de nature juridique, et j’entendais en faire un acte d’accusation non dans un but de représailles, de vengeance, de punition, mais en tant que témoignage3 ». Le primat du document et du témoignage sur la littérarité répondait également à une autre exigence que l’urgence de dire : celle de produire un texte dont le contenu n’admettait aucun soupçon, aucune remise en question, comme le souligne Bertolt Brecht : « Les événements d’Auschwitz, du ghetto de Varsovie, de Buchenwald ne supporteraient certainement pas une description de caractère littéraire. La littérature n’y était pas préparée et ne s’est pas donnée les moyens d’en rendre compte4

». Ces témoignages bruts ne connurent pas de tirages importants et furent rapidement oubliés, comme le souligne Annette Wievioka :

1

Les Temps modernes, n°42, avril 1949, p. 754. Cité dans : Alain PARRAU, Ecrire les camps, Paris, Belin, 1995, p. 49.

2

LEVI Primo, Se questo è un uomo, Turin, éd. Einaudi, 1947, trad. Française de Martine Schruoffeneger, Si c’est un homme, Paris, éd. Julliard, 1987.

3

LEVI Primo, à propos de Si c’est un homme : Le Devoir de mémoire, Paris, éd. Mille et une nuits, 2000, p. 23.

4

BRECHT Bertolt, Schriften zur Literatur und Kunst, éd. Suhrkamp, 1967, trad. Française de Paul Dehem et Philippe Ivernel, Ecrits sur la politique et la société, Paris, éd. l’Arche, 1970, p. 244.

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Il est indéniable que le témoignage brut est vite indigeste. La saturation qui fut celle des contemporains fut souvent nôtre, avouons-le. Ce n’est pas un hasard non plus si les livres qui émergent, qui ont été réédités, sont ceux qui sont soutenus par une analyse philosophico-politique - c’est le cas de ceux de David Rousset ou de Robert Antelme -, par une volonté de faire œuvre historienne dépassant le témoignage - c’est le cas de Germaine Tillon ou de Eugen Kogon -, ou encore qui font preuve d’éminentes qualités littéraires, telle l’œuvre de Primo Levi. 1

Ainsi les premiers témoignages au lendemain de la libération des camps sont marqués par deux tendances opposées :

[…] la volonté de dire une expérience proprement invraisemblable sous une forme qui ne souffre aucune contestation - le témoignage brut s’inscrivant clairement dans le paradigme de la déposition juridique - et l’impréparation du grand public à recevoir une telle parole quand il ne s’agit d’un simple refus d’entendre les survivants.2

On assiste donc à cette époque à l’émergence d’un nouveau « genre littéraire » regroupé sous l’étiquette de littérature concentrationnaire ou de littérature de la Shoah, défini avant tout par son sujet. Cette littérature regroupe un vaste ensemble de textes présentant des caractéristiques formelles très variées. Cette dernière a fortement évolué en un laps de temps court, partant du témoignage brut et « utilitaire » - la formule est de Piotr Rawicz - au lendemain de la guerre (ce qui ne signifie pas que des survivants n’aient pas écrit, au sortir de la guerre, des textes hautement poétiques) à des œuvres testimoniales ayant le souci d’une vraie littérarité et se caractérisant par un profond travail littéraire, à l’œuvre au sein des textes du corpus d’étude. Ces auteurs se réclament avant tout du statut de romancier et leurs œuvres de diction - pour reprendre les catégories genettiennes : « Est littérature de fiction celle qui s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles3

» - s’affirment d’abord par leurs traits formels et stylistiques sans que ne soit niée leur portée testimoniale.

1

WIEVIORKA Annette, op.cit, pp. 181-182.

2

PRSTOJEVIC Alexandre, op.cit., p. 35.

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