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Le désordre chronologique fait écho à un apparent désordre vocalique qui, tout autant que le premier, cherche à en dire plus sur le traumatisme dont nos auteurs furent victimes que les mots mêmes. On assiste en effet, dans ces textes, à de vraies interpénétrations entre les différentes strates textuelles. C’est ainsi que l’on observe, de manière inéquitable d’une œuvre du corpus à l’autre, un enchâssement des niveaux narratifs1. Notre corpus, rappelons-le, met en scène trois pratiques d’autofiguration modernes ou postmodernes. Ainsi, il peut paraître inapproprié de parler de diégèse et de narrateur, ces substantifs désignant réciproquement l’univers spatio-temporel crée par un récit de fiction et l’instance racontant l’histoire. Toutefois, nos auteurs jouent perpétuellement avec la frontière fiction/non-fiction (rappelons que Federman se réclame explicitement de la fiction quand Fleischer noue un pacte oxymorique tout entier matérialisé dans la formule « je me souviens, j’imagine » précédemment évoquée). Partant de ce constat, on peut donc bien percevoir, chez Federman notamment, un jeu entre les différents niveaux narratifs et autour de la distinction auteur/narrateur.

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Concernant l’identification et le fonctionnement de ces niveaux, je renvoie à GENETTE Gérard, Figures III, op. cit., pp. 238-243.

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Ces entrecroisements des différents niveaux narratifs sont autant, de « transgressions délibérées du seuil d’enchâssement1

» à des fins poétiques motivées, comme analysé précédemment, voire à des fins polémiques. Rappelons que ces transgressions ne le sont qu’au regard de la « conception aristotélicienne de la mimèsis, telle qu’on peut la lire dans la Poétique, et dont on sait l’influence qu’elle a pu notamment exercer sur les différentes esthétiques réalistes2 », ainsi que sur le concept complexe de pacte narratif qui associe à une écriture plausible et vraisemblable du réel une attitude de créance du lecteur qui pratique, consciemment, une « suspension volontaire et momentanée de l’incrédulité3 ». Ces transgressions relèvent d’une stratégie textuelle dénudante qui contribue à attirer l’attention du lecteur autant sur « le cheminement de [l’] histoire » que sur « l’histoire de [leur] cheminement4 ». L’enchâssement des récits de souvenirs et des passages métatextuels contribue ainsi à attirer ainsi l’attention des lecteurs sur les procédés de textualisation.

Chez Federman, le passage entre les strates textuelles observe deux modalités différentes. Soit le métatextuel est clairement distingué du récit de souvenirs ; distinction que l’on observe grâce à un changement de typographie (les commentaires métatextuels apparaissant en italiques), soit on observe des intrusions de Federman, auteur-narrateur (distinction autorisée par la position de Federman quant à la classification de son texte, évoquée précédemment), au sein du récit de souvenirs, qui s’en démarquent néanmoins (ce qui souligne une certaine esthétique de la rupture inhérente à la poétique federmanienne) par leur mode d’insertion :

Lui, c’était mon père que toute la famille de ma mère détestait. J’étais là, et mes sœurs aussi, quand ma tante Marie a dit cela à ma mère. Et j’ai vu comment ma mère a craché au visage de sa sœur avant d’éclater en sanglots. Oui, j’ai été témoin de cette scène. Elle est restée gravée en moi.

Bon, je laisse tomber tout ça.5

1

GENETTE Gérard, Nouveau Discours du récit, Paris, éd. Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 58.

2

WAGNER Frank, « Glissements et déphasages (notes sur la métalepse narrative)», Poétique, n°130, avril 2002, p. 237.

3

La formule, de Coleridge (« willing suspension of disbelief » , Biographia Literaria, chap. 14., in H. J. Jackson, Samuel Taylor Coleridge, Oxford UP, coll. “Oxford Word’s Classic”, 1985, p. 314) souligne bien le rapport complexe entre réalité et fiction. Le lecteur sait que ce qu’il lit est de la fiction mais accepte de croire ce qu’on lui raconte.

4

PEREC Georges, W…, op. cit., p. 18. La formule n’est pas sans faire écho à la célèbre maxime de Jean Ricardou pour qui un roman est moins l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture, in « Aspects de la description créatrice. Comme à une postface à Description panoramique d’un quartier moderne, de Claude Ollier », Méditations. Revue des expressions contemporaines, n°3, automne 1961, pp. 13-32.

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Ici, c’est l’interjection « bon » qui matérialise la séparation entre les niveaux narratifs. Ces interjections participent bel et bien d’une esthétique de la rupture évoquée précédemment et qui est un des moyens utilisés par Federman pour illustrer le désordre de ses souvenirs.

Quant à Perec, il réserve les passages métatextuels à la partie autobiographique. En effet, la première partie, fictionnelle, met en place un narrateur homodiégétique, Gaspard Winckler, partant à la recherche de son homonyme. Quant à la seconde partie fictionnelle, elle fait intervenir un unique narrateur extra- et hétérodiégétique. Pas de continuité entre les deux parties mais une rupture franche matérialisée par une page blanche où apparaissent uniquement des points de suspension. Ainsi, dans la partie autobiographique, on observe des ingérences de l’auteur dans le récit des souvenirs. Ces interventions ont toutes pour but de venir apporter des précisions voire des modifications à un souvenir qui vient d’être immédiatement présenté. D’autre part, ces intrusions de Perec dans le récit des souvenirs sont le lieu d’une analyse de sa poétique et de ses singuliers codes d’écriture1

. Ces intrusions s’observent de différentes manières. Ainsi, au chapitre huit, sont uniquement présentés des bribes de souvenirs. Ces mêmes souvenirs sont ensuite eux-mêmes annotés par l’auteur de vingt-six remarques (au passage, l’auteur change de typographie, n’utilisant plus l’écriture en gras). Dans un dernier temps, séparé de tout ce qui précède par un astérisque qui, une fois de plus, matérialise une frontière ou, tout au moins, un changement de niveau narratif, se fait entendre la voix de l’auteur qui tire un bilan sur sa pratique d’écriture ainsi que sur la difficulté à organiser et retracer ses souvenirs. De manière générale, on remarque chez Perec une diffusion fragmentée des intrusions de l’auteur dans le flot des souvenirs. Pas de règle patente : certains chapitres autobiographiques ne contiennent qu’un récit de souvenirs (cf. chapitre 10), d’autres sont des lieux exclusifs de réflexions sur sa poétique (cf. chapitre 2), et les derniers entremêlent récit de souvenirs et dimension métatextuelle (cf. chapitre 4).

Ces échanges entre les différentes strates textuelles, outre le fait qu’ils participent d’une vraie entreprise de textualisation, entretiennent cette impression de désordre poétique et de chaos déjà fortement ancrée grâce aux jeux et aux variations autour de la chronologie.

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PEREC Georges, W…, op. cit. Je renvoie notamment à la page 63 où est scellé un pacte de lecture et d’écriture avec le lecteur.

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