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Dans cette reconquête du souvenir, on assiste parfois à un vrai retour sur les lieux du passé porteurs d’Histoire, de leur histoire. Ainsi, on remarque chez Fleischer un besoin de retracer la vie de son oncle en revenant sur les lieux phares de sa vie. Ce retour sur les lieux

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FLEISCHER Alain, op. cit., p. 21. Je souligne.

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SMORAG-GOLDBERG Malorzata, « Fiction, autofiction, métaphore…ou comment dire l’indicible : A. Tuszynska, Une histoire familiale de la peur » in Raconter l’Histoire, textes réunis et présentés par A. Prstojevic, Paris, éd. L’improviste, 2009, p. 122.

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du passé se fait de manière physique chez Federman, par l’imagination chez Fleischer. Avec ce dernier, on revient sur les lieux fréquentés par cet oncle défunt : de la maison familiale aux murs bleus pâles Venezianer utcà à Ujpest, faubourg de Budapest, à son voyage effectué en janvier 1929 à Vienne avec sa sœur Lenke, en passant par ses vacances, auprès d’Anett, dans la ville de Chodovà Planà en Bohème jusqu’à son trajet vers les camps de la mort entre la Hongrie et la Pologne. On remonte le temps et la vie de Sàndor F., l’oncle, avant tout à travers les lieux qu’il a fréquentés, afin de marcher sur ses traces.

Ce retour sur les lieux de l’Histoire marque également profondément l’œuvre de Federman qui nous transporte dans les quartiers de son enfance et au cœur de la vie de son appartement « au 4, rue Louis-Rolland à Montrouge1 » ; moyen pour lui de se réapproprier, de faire (re)vivre les souvenirs et, finalement, de remonter le temps afin de chercher - en vain - une paix intérieure : « Bien des fois dans ma vie pour calmer les fureurs de mon esprit, je remontais le temps et j’essayais de rejouer mon enfance, mais je n’y arrivais pas2

». Perec se distingue car l’on sent moins chez lui ce besoin de réinvestir les lieux du passé : les notes sur ces endroits sont plus imprécises et bien moins présentes que chez Fleischer qui, pourrait-on penser, a besoin d’investir les lieux du passé afin de mieux cerner et donc imaginer la vie de son oncle, alors que tous ces éléments sont déjà ancrés dans les mémoires de Federman et Perec.

Federman, lui, ressent le besoin, par moments, de prendre appui sur des documents authentiques archivés qu’il a recherchés, afin de mener ainsi sa propre enquête :

Je sais la fin de leur histoire. Je sais qu’ils sont morts à Auschwitz. J’ai des documents qui le prouvent.

Oh je sais aussi dans quel convoi ils sont partis pour Auschwitz. J’ai fait des recherches après la guerre. J’ai obtenu des documents. D’après ces documents, ils ont été séparés et sont partis à différentes dates.

Ma mère a été déportée la première. Elle est partie de Pithiviers pour Auschwitz dans le convoi 14, wagon 16, le 3 août 1942.3

Ce rappel très précis de faits historiques avérés et authentifiés se fait dès les premières pages de l’œuvre, l’auteur ressentant le besoin en quelque sorte de bâtir son histoire sur des faits avérés, en quête en ce sens peut-être et de manière inconsciente d’une vraie légitimité à témoigner. Ainsi Federman rappelle à plusieurs reprises dans ce fragment qu’il s’appuie sur « des documents » et qu’il a « fait des recherches », comme pour se justifier. Après les

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FEDERMAN Raymond, Chut, op. cit., p. 15.

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Ibid, p. 13.

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conditions de déportation de sa mère, il présente celles de ses sœurs parties de Drancy dans le convoi 31 le 19 août 1942, « c’est ce que disent les documents1 ». De ses recherches, voilà tout ce qu’il a pu récolter. Mais finalement, tout ce que disent ces documents est très insuffisant et n’est pas essentiel. Le reste est donc à reconstruire grâce aux mots, à imaginer le plus souvent. Les faits seuls ne suffisent pas.

On retrouve cette figure de l’enquêteur dans la partie fictive de W ou le souvenir d’enfance. Le héros Gaspard Winckler part sur les traces de son homonyme dont il ne connaît rien. Sa position pourrait donc être rapprochée, en quelque sorte, de celle d’Alain Fleischer. Il n’y a pas dans ces deux cas de souvenirs préexistants : tout est à (re)créer et l’un des moyens est le retour physique ou imaginé sur des lieux hantés par les personnes recherchées, sorte d’enquête de terrain. Ce voyage mental chez Fleischer devient donc physique chez Perec. Hélas, là aussi, la consultation des archives s’avère décevante : « Longtemps j’ai cherché les traces de mon histoire, consulté des cartes et des annuaires, des monceaux d’archives. Je n’ai rien trouvé […]2

». Toutefois, dans la partie fictive, l’auteur prend le temps en un long déploiement de détailler les étapes importantes de la vie de Gaspard Winckler, adulte, de sa naissance (époque et lieu) à sa vie d’adulte, citant à l’appui de son texte des noms de villes, tout au moins leur initiale, feignant de vouloir protéger son anonymat et reprenant ic,i non sans une certaine ironie, les codes de l’autobiographie classique (« A seize ans, je quittai R. et j’allai à la ville ; j’y exerçai quelque temps divers métiers […]. Au bout d’un an passé en France au centre d’instruction de T. je fus envoyé en opérations […]. A V. au cours d’une mission, je désertai3 »). Cette énumération contribue à donner à son texte une impression de précision et de méticulosité que l’on retrouvera dans l’enquête menée par le Bureau Véritas sur les circonstances de la disparition de Gaspard Winckler, l’enfant.

Cette prolifération des détails et cette minutie de l’enquête fictionnelle viennent évidemment contrebalancer les incertitudes qui entourent les souvenirs de Perec. Dans le chapitre 8 de son texte - chapitre fondamental et central du fond autobiographique de Perec où on assiste à l’annotation et à la correction systématique d’un texte antérieur de quinze ans - Perec nous donne les seules bribes d’informations qu’il possède sur ses parents, sa mère notamment, et celles-ci sont toujours marquées par le doute et l’hésitation qu’elles concernent l’enfance de sa mère (« cette précision apportée, je dirai donc que je suppose que l’enfance de

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Ibid, p. 21.

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PEREC Georges, op. cit., p. 14.

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ma mère fut sordide et sans histoire1 »), l’identité de son père (« Icek est évidemment Isaac et Judko est sans doute un diminutif de Jehudi 2») ou encore d’une tante maternelle, fruit d’un travail de déduction (« Il ne peut s’agir que de ma tante Fanny ; il est possible que son nom officiel ait été Soura3 »). Mais finalement, tout cela souligne que « le seul héritage du passé réside dans l’absence de traces ; mais cette absence n’est autre que la marque même de l’extermination des juifs4

».

On retrouve donc à l’œuvre dans ces trois textes, sous des modalités différentes, la présence affirmée ou sous-jacente de la figure et d’une démarche d’enquêteur, illustrant cette reconquête des souvenirs dont on cherche la trace (cette notion de « trace » étant notamment extrêmement présente chez Perec, nous y reviendrons) pour pouvoir rendre hommage, régler une dette ou encore expier la culpabilité d’être soi-même en vie quand tous les autres ont disparu. Nos auteurs, dans un double mouvement complémentaire, se reconstruisent dans et par l’écriture, à travers le souvenir de l’autre.