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Définition

Pour tenter de décrire les interactions langagières didactiques et leur rôle dans les apprentissages, nous empruntons à Bruner les concepts de scénario et de format. Dans ses travaux sur le langage du jeune enfant, Bruner (1983, 1983/1987) montre l’importance, dans des situations familiales, des jeux rou-tiniers du type « coucou le voilà » (disparition/réapparition derrière un cache d’un objet, d’un visage, accompagnées de l’échange verbal rituel), qu’il défi-nit comme « un modèle d’interaction standardisé, microcosmique au début, entre un adulte et un tout petit enfant, qui distribue des rôles délimités, sus-ceptibles de devenir réversibles plus tard » (1983/1987, p. 111). Ces jeux routi-niers sont des cadres très étroits, des situations bien définies (verbales et non verbales), sortes de « dispositifs d’action conjointe » stables, minutieusement

5. Sans ignorer les travaux menés par Bronckart et Bota (2011) concernant la paternité des textes attri-bués à Bakhtine, nous proposons dans cette contribution d’articuler les deux noms.

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réglés, de routines et sont, de ce fait, rapidement anticipables, d’autant qu’ils sont récurrents dans les pratiques éducatives quotidiennes. Ces jeux indif-féremment traduits en français par « formats », « scénarios » ou « routines communicatives » (Nonnon, 1988) constituent ce que Bruner appelle un « sys-tème de support à l’acquisition du langage » (1983/1987, pp. 15, 34, 54, 110). En proposant des matrices de jeux de rôles « susceptibles de devenir réversibles plus tard », que les enfants peuvent manipuler, répéter, varier et transformer, ces jeux favorisent une acculturation rapide. En effet, les cadres ainsi offerts par l’adulte permettent aux enfants de prendre des repères, de se focaliser conjointement sur un même objet, d’interpréter l’intentionnalité des actions de communication, de leur donner une signification compte tenu de l’évalua-tion sociale dont elles font l’objet en retour. Les enfants peuvent ainsi déve-lopper, par rapport à cet objet, de nouveaux moyens de signifier, de traduire langagièrement leurs intentions selon l’usage admis dans la famille ou le groupe social qui propose ce jeu.

Rôle des scénarios…

Stabilité, récurrence, répétition des scénarios routiniers et familiers facilitent la construction des significations, les interprétations, la compréhension des intentions de l’autre.

Le scénario est, selon nous, médiateur entre deux niveaux de perfor-mance langagière dans le cadre de la zone proximale de développement. Pour Bruner (1983, p. 288), les interactions entre adultes et enfants reposent sur la construction de scénarios qui encadrent l’action conjointe. Ils rendent pos-sible la transformation du sens de l’activité, des actions mises en œuvre et des usages langagiers qui les accompagnent, ce que nous appelons seconda-risation 6. Chacun de ces discours s’inscrit en effet dans un continuum entre genre premier et genre second et témoigne de la progressive adaptation de l’activité vers son appropriation. Ces scénarios permettent l’ajustement entre les systèmes de l’enfant et de l’adulte en fournissant un « microcosme » mai-trisable. Activité conjointe, le scénario trouve sa finalité en famille dans le jeu 7 lui-même mais aussi dans les apprentissages qu’il permet. Anticipable, d’abord guidé par l’adulte, puis par l’apprenant dans le cadre de la réversibilité des rôles, le scénario est progressivement intériorisé et participe au proces-sus d’apprentissage. C’est parce qu’il est instrument à la fois de pensée et de communication qu’il rend possible l’apprentissage au sein des interactions (p. 287) et qu’il nous semble un outil heuristique pour analyser les inter actions langagières didactiques à l’école.

6. Pour décrire les processus d’apprentissages langagiers, nous nous appuyons sur la distinction opérée par Bakhtine/Volochinov (1984) entre les genres premiers de discours et les genres seconds et analysons les transformations successives en terme de secondarisation (cf. Bernié, Jaubert, & Rebière, 2008 ; Jaubert, 2007 ; Jaubert & Rebière, 2002, 2005, 2012).

7. « C’est bien parce qu’il y a des jeux de langage qu’on doit changer de jeu, qu’apprendre à parler est pour l’essentiel un jeu » (François, 1993, p. 82).

Selon Bruner (1983/1987),

Avec le temps et une systématisation accrue, les scénarios sont regroupés en des pratiques familières d’un ordre supérieur, et en ce sens on peut les envisager comme des modules à partir desquels s’établissent des interactions et des com-munications sociales plus complexes. (p. 111)

Ainsi, ils se regroupent, se complexifient, deviennent plus autonomes, moins liés à des contextes limités, « étroits » et singuliers et débouchent sur des pratiques communicatives plus élaborées et sur la construction de compétences linguistiques plus étendues. Ils deviennent plus marqués cultu-rellement et plus conventionnels, apparaissant comme « des contextes spécia-lisés » qui visent la construction de discours légitimes et partageables.

… et à l’école ?

Si Bruner s’intéresse au développement du langage du petit enfant, pour autant, il ne met pas en évidence la nature des objets qui se construisent dans l’échange, alors qu’à l’école et dans notre conception vygotskienne de l’ap-prentissage, les interactions visent la construction de savoirs. Or, de notre point de vue, dans le jeu traditionnel du « coucou » par exemple, au-delà des apparences ludiques et même si Bruner ne signale pas les objets de savoir en jeu, cette pratique culturelle transgénérationnelle vise entre autres la construction de la permanence de l’objet et des usages langagiers nouveaux pour dire l’absence et de nouvelles formes langagières de relations à autrui (interpeler, interroger sur la disparition, verbaliser la surprise et la joie de la réapparition…). Comme le souligne Brossard (1989), dans le cadre de ces scé-narios, « l’adulte introduit progressivement l’enfant à l’univers de la culture et entre autres au langage » (p. 51). Ce « jeu », parce qu’il conduit l’enfant à s’approprier des discours nouveaux, plus élaborés que les précédents, initie un processus que nous appelons secondarisation du langage.

De même à l’école, les échanges pour apprendre, parfois désignés comme « jeux d’apprentissage » / « jeux épistémiques » 8, ne sont cependant pas ludiques mais présentent avec ces jeux routiniers, des points communs féconds pour la réflexion didactique. En effet, les interactions didactiques, pour un même objet de savoir, se présentent comme des suites d’énon-cés standardisées, récurrentes, délimitant le cadre de travail, focalisant le groupe sur un même objet dont il construit progressivement la signification.

Alors que le parent, implicitement, oriente le jeu de l’enfant vers des usages sociaux, entre autres langagiers, qu’il a intériorisés et qu’il mobilise sponta-nément, l’enseignant guide consciemment l’élève vers l’objet de savoir et ses pratiques sociales entre autres langagières. En outre, si les jeux de rôle sont réversibles dans le cadre du jeu familial, les parents cependant simulent le

8. Expressions utilisées pour analyser les interactions didactiques par la TACD (théorie de l’action conjointe en didactique ; Sensevy).

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rôle de l’enfant, comme l’enseignant lorsqu’il demande à l’élève d’expliquer une procédure ou de rappeler un savoir et de jouer ainsi le rôle du maitre.

Pour utiliser cette notion dans le cadre scolaire, nous proposons de garder, parmi les traductions proposées pour « format » (format, routine, scénario) le terme de « scénario », plus usuel, pour décrire les interactions didactiques complexes visant l’enseignement-apprentissage d’un savoir donné, et qui renvoie à ce que Bruner décrit comme « des modules à partir desquels s’établissent des interactions et des communications sociales plus complexes » (cf. supra). Ces scénarios articulent ce que nous appellerons désormais des formats, scénarios devenus familiers dans le cadre de l’école, et déjà complexes par rapport aux tous premiers formats analysés par Bruner.

Scénarios et formats sont des formes d’activités conjointes maitre/élèves, qui se focalisent sur un même élément de savoir constitutif du savoir visé et se dif-férencient par leur rapport d’inclusion, leur niveau de familiarité et leur com-plexité. Leur signification et leurs usages sont négociés au sein de la discipline concernée. La récurrence des formats au sein des scénarios et des scénarios eux-mêmes au sein de l’activité disciplinaire de l’enseignement-apprentissage vise à permettre aux élèves de prendre des repères, c’est-à-dire de circons-crire l’activité proposée, de s’inscircons-crire dans la communauté discursive discipli-naire scolaire 9 et de mettre en œuvre ses opérations cognitives, matérielles et langagières qui permettent la construction du savoir.

Les scénarios mis en œuvre en classe, articulés à des contextes discipli-naires spécifiques, rendent possible la transmission des outils de la culture, de façon explicite et ordonnée.

Ils favorisent l’entrée des élèves dans les activités disciplinaires. Ils média-tisent la transformation de leurs connaissances quotidiennes et des discours mis en œuvre, en connaissances plus légitimes au sein de l’école et discours en cours de secondarisation, via l’orchestration de l’hétéroglossie suscitée dans la communauté-classe par l’introduction d’un nouveau savoir. En effet, pour une même tâche, les élèves convoquent des usages langagiers « spontanés », hétérogènes, qui les conduisent à construire des objets de discours différents qu’il revient à l’école, dans le cadre de formats et de scénarios, de prendre en compte en vue d’usages plus ajustés à l’objet de savoir et à l’activité.

Scénarios et gestes professionnels langagiers didactiques

Pour nous, les scénarios et les formats qui les composent mobilisent à l’école des configurations de gestes professionnels notamment langagiers à visée didactique, au service de l’enseignement, articulées aux gestes d’étude des élèves. Les formats et les scénarios dans lesquels ils s’articulent sont des outils sémiotiques qui proposent des systèmes d’attentes à géométrie variable. Ils permettent d’agir langagièrement dans un contexte d’échanges

9. Bernié, 2002 ; Bernié, Jaubert, & Rebière, 2004, 2008 ; Jaubert & Rebière, 2012.

et sont doublement orientés, vers le savoir et son contexte d’usage ainsi que vers l’élève.

Dans un même ordre d’idée, Goigoux et Vergnaud (2005, pp. 7-10) pro-posent la notion de « schème » à partir de Piaget et Inhelder (1966) pour qui

« un schème est la structure ou l’organisation des actions telles qu’elles se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des cir-constances semblables ou analogues » (p. 11), ce qui peut rendre compte de l’action enseignante : succession d’actions structurées, reproductibles, recon-naissables ou identifiables. Par ailleurs, ils soulignent que les schèmes per-mettent l’activité, que ce sont des « constituants de la représentation » (p. 9) et qu’ils ont une « fonction assimilatrice », c’est-à-dire qu’ils jouent un rôle de médiateurs face à une situation nouvelle, point de vue auquel nous adhérons.

Cependant, nous préférons le terme de scénario, emprunté à Bruner (1983) à celui de schème, dans la mesure où il permet d’intégrer l’activité de l’élève, absente de la définition du schème professionnel en articulant gestes profes-sionnels et gestes d’étude. On peut considérer les six fonctions de l’étayage listées par Bruner comme des gestes professionnels et la complémentarité geste professionnel / geste d’étude comme le moteur de la réversibilité des rôles. Format et scénario sont des formes toujours dialogales appelées à être intériorisées dans une visée d’apprentissage et à devenir dialogiques.

Nos travaux nous conduisent à interpréter les notions brunériennes de scénario et de format dans la perspective vygotskienne d’intériorisation et de médiation.

Nous pensons que :

– un scénario à visée didactique déploie le savoir (dont ses usages) et ses éléments constitutifs développés dans les formats. Les gestes profession-nels langagiers qui rendent dicible un scénario pointent chacun des élé-ments du savoir présenté au sein d’un format ainsi que leur articulation au sein même du scénario et visent à faire changer de contexte les élèves ; – l’articulation entre les gestes professionnels et les gestes d’étude struc-ture le contexte de pertinence via la gestion du dialogisme, l’évaluation des contributions individuelles, les reformulations et dénivellations cogni-tives et langagières ;

– l’intériorisation du scénario, organisateur du savoir, repose sur l’intériori-sation des formats et des gestes d’étude qui répondent aux gestes profes-sionnels langagiers didactiques ainsi que sur leur organisation en modules ou scénarios ;

– à terme, l’intériorisation des formats, puis du scénario stabilise le savoir et la compréhension de l’activité.

La construction du savoir nous semble être à ce prix.

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Nous tenterons d’examiner cette proposition à partir de corpus déjà ana-lysés sous l’angle des gestes professionnels.