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L’analyse des conduites de verbalisation de l’expérience que nous proposons de mettre à l’épreuve dans cet article prend appui sur une relecture des tra-vaux d’Astier (2001). Cet auteur a mis en évidence l’hétérogénéité discursive des énoncés d’expérience produits par les sujets en fonction du point de vue privilégié pour rendre compte de son expérience. Il a montré, dans les situa-tions où des sujets étaient amenés à décrire leur travail, que l’action ou l’agent de la situation de référence pouvaient être décrits de différentes façons.

Le vécu d’une action [nous dit-il] donne lieu à la construction par le sujet de sou-venirs. Sous ce terme, on entendra la représentation que le sujet peut évoquer de cet engagement dans l’action et du rapport qu’il y a entretenu. […] Les souvenirs peuvent être envisagés du point de vue de leur caractère inédit ou du point de vue de leur caractère récurrent. Lorsque le sujet communique à autrui il peut donc présenter l’un ou l’autre de ces aspects. (p. 50)

On retrouve cette tension entre le caractère inédit et le caractère récurrent d’un moment vécu dans la distinction opérée par Rogalski et Leplat (2011) entre « expérience épisodique » et « expérience sédimentée » ou encore chez Stern (1992) entre « souvenir d’épisode spécifique » et « moment généra-lisé ». Un moment vécu donne lieu à un « souvenir d’épisode spécifique » qui lui-même peut s’intégrer dans un « moment généralisé », au sens d’une orga-nisation d’un ensemble de souvenirs épisodiques spécifiques prototypiques.

La notion de « moment généralisé », précise Stern, sous-tend qu’un travail de la pensée a été opéré par le sujet de sorte que le « souvenir d’épisode spécifique » est comparé à d’autres souvenirs vécus et qu’il est modélisé sur la base des critères de ressemblance ou de divergence que le sujet a rete-nus comme significatifs. Ce « moment généralisé », tout comme le « souvenir d’un épisode spécifique », peut faire l’objet d’une verbalisation par le sujet.

Les transformations qui s’opèrent entre chacun de ces moments relèvent d’un processus développemental de sémiose. Ceci souligne le fait qu’

un même épisode d’activité peut faire l’objet d’incessantes resémiotisations : les moments de vécu de l’expérience, de mise en représentation de cette expé-rience, de mise en mémoire et de mise en discours de ce point de vue sont autant de moments différents. (Vermersch, 2012, p. 19)

Le moment de la mise en discours est sous-tendu par des processus cognitifs spécifiques dont les constructions discursives portent la trace. Ainsi, dans la dynamique de l’activité de verbalisation, le sujet peut privilégier le recours à certaines catégories (singularisantes ou généralisantes, individuelles ou col-lectives) qui donnent à voir l’activité de pensée qu’il opère sur la situation vécue et le point de vue qu’il adopte pour en parler.

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Selon Astier (2001), les descriptions de l’action vécue obéissent à deux principes généraux que nous pouvons résumer ainsi : soit le « je » commu-niquant (énonciateur) rend compte de l’action singulière d’un « je » ou d’un

« nous » agissant selon un principe de singularisation ; soit le « je » communi-quant prend le « je » ou le « nous » agissant comme objet de réflexion selon un principe de généralisation.

Ces principes dessinent respectivement deux axes (fig. 1) que l’on peut croiser (Filliettaz, 2006) : un premier axe centré sur les processus de généra-lisation et un second axe centré sur l’agentivité. Chacun de ces axes articule deux pôles opposés : le « pôle singularisant » et le « pôle généralisant » sur l’axe des processus de généralisation ; le « pôle individuel » et le « pôle collec-tif » sur l’axe de l’agentivité.

Figure 1 : Schéma représentant l’axe de la généralisation et l’axe de l’agentivité dans les descriptions de l’action

PÔLE

Sur l’axe de la généralisation, le « pôle singularisant » met en évidence le fait que l’action peut être décrite dans sa singularité, comme occurrence unique. Le « pôle généralisation » souligne le caractère typifié de l’action décrite. Sur l’axe de l’agentivité, le « pôle individuel » souligne, quant à lui, le caractère individuel des descriptions de l’action produites alors que le « pôle collectif » met en évidence leurs caractéristiques collectives. Ces deux axes ne se confondent pas mais se croisent au sens où les processus généralisants peuvent être envisagés à la fois dans leurs implications collectives et indivi-duelles. Et réciproquement, les processus singularisants s’envisagent diffé-remment selon qu’ils portent sur des actions collectives ou individuelles.

Les modalités de mises en scène du sujet dans les verbalisations d’ex-périence délimitent ainsi quatre registres de description possibles situés sur les deux lignes de tension, l’axe de la généralisation et l’axe de l’agentivité (Rémery, 2015) :

a) description d’une action vécue singulière et individuelle ; b) description d’une action vécue singulière et collective ;

c) description d’une action généralisée à partir d’actions vécues individuelles ; d) description d’une action généralisée à partir d’actions vécues collectives

(tableau 1).

Tableau 1 : Type de descriptions produites dans les énoncés d’expériences et principes organisant l’action dans le discours

Type de Les méthodologies d’analyse de l’activité s’inscrivant dans une approche phénoménologique semblent, par le guidage de la verbalisation qu’elles pro-posent, focaliser l’expression d’une action vécue individuelle. Par exemple, Vermersch (2006) a particulièrement décrit dans ses travaux sur l’entretien d’explicitation, la manière dont l’intervieweur veille à constamment ramener l’interviewé à la situation « spécifiée », tout en développant une attention extrêmement fine aux catégories utilisées par l’interviewé pour décrire son expérience. Le guidage en explicitation vise à laisser de côté les généralités

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et les généralisations du discours pour explorer et décrire une action indivi-duelle effective et spécifiée, dans sa réalisation singulière, et non une classe de situations. Dans ce cas, précise Astier (2001), le « je » communiquant de la situation d’évocation (i.e. celle où le sujet communique son expérience ici et maintenant) rend compte de l’action du « je » agissant de la situation de travail évoquée dans sa singularité. Le discours recourt ici à la première per-sonne qui est alors « la marque de l’expérience, c’est-à-dire du sujet considé-rant l’agent de la situation de référence et affirmant leur identité malgré les temporalités et les situations différentes » (p. 186).

Cependant, les conduites de verbalisation de l’expérience peuvent porter également sur l’expression de « savoirs d’action » (Barbier & Galatanu, 2004), énoncés dans des formes de généralisation qui les distinguent du récit des-criptif des actions appréhendées dans leur singularité. Dans cette forme,

les sujets énonciateurs sous-entendent que l’action et la situation qui sont évo-quées ne sont que des occurrences d’une classe qui, comme telle, peut donner lieu à un modèle d’action, lequel peut se formuler, et par là, communiquent le savoir présidant à son organisation. (Astier, 2004, p. 252)

Le sujet y délaisse, dans ce cas, la situation singulière pour présenter au des-tinataire les principes d’organisation de son action sous la forme d’une modé-lisation. Il existe différentes modalités de mise en scène du sujet énonciateur dans l’expression de savoirs d’action.

L’utilisation du pronom « je » peut être un moyen de présenter à autrui ses acquis d’expérience sous la forme d’une représentation de soi décontex-tualisée et généralisante. Dans ce cas, le « je » communiquant de la situation d’évocation a comme objectif de rendre compte de l’apprentissage qui résulte de son engagement dans l’action. On est proche probablement de ce que Clot et Faïta (2000) désignent en clinique de l’activité comme le « style » (par distinction avec le « genre professionnel »), pour exprimer ce qui fait « expé-rience » chez un sujet et qui constitue sa manière propre de faire son travail (Clot, 2002 ; Clot & Roger 2005).

D’autres modalités de mise en scène des savoirs d’action du sujet existent dans les énoncés d’expérience : le recours à des formes plus impersonnelles et collectives comme le « on » ou le « nous », permettant parfois de faire référence au « genre professionnel » organisant l’action de la situation de référence et pour exprimer ce qui fait « culture » dans une communauté, un collectif.

Reconnaitre aux sujets énonciateurs leur capacité de créativité dans et par la diversité des points de vue adoptés et des formes possibles d’énon-cés de l’expérience, c’est aussi reconnaitre que les conduites de verbalisa-tion associées aux activités de travail dont elles prennent le référent jouent un rôle central dans la compréhension des processus de développement.

En effet, les choix effectués par les sujets énonciateurs formatent ainsi les

énoncés d’expérience produits. C’est à travers les traces d’une transformation des façons de verbaliser l’expérience que s’observe le développement.

Il devient alors intéressant d’analyser les énoncés d’expérience à la lumière de cette proposition pour comprendre le rapport qu’entretiennent les conduites de verbalisation relatives à l’expérience avec les processus de développement qu’elles rendent possibles. Nous proposons d’analyser les caractéristiques des verbalisations du candidat VAE relatives à son expé-rience de travail et les modalités de développement de celle-ci, autrement dit d’approcher dans les transformations des façons de dire son expérience des traces possibles d’un développement de la pensée sur l’expérience de travail.

Étude de cas à partir d’un extrait