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Dans le cas de Jeanne, le moment 1 se matérialise dans un projet initial écrit qui s’avère factuel. La fiche produite présente le projet sur un mode plus nar-ratif qu’argumentatif : sous le sous-titre « Description rapide », on peut lire :

« favoriser des interactions explicites entre pairs pour produire un écrit commun au groupe. Explicitation, différenciation entre pairs. Rendre les élèves autonomes dans la production d’un écrit ». Suivent trois séries d’objectifs, faisant respecti-vement référence aux programmes scolaires concernés et au référentiel pour l’éducation prioritaire, aux projets des écoles impliquées et au référentiel de compétences professionnelles des enseignants. La mise en œuvre est abor-dée de manière très synthétique, comme le montre cet extrait :

Moyens mis en œuvre : outils ou supports élaborés (ou à élaborer) : « Protocole d’Yves SOULÉ (L’atelier dirigé d’écriture au CP : une réponse à l’hétérogénéité des élèves) ».

Obstacles/Difficultés à anticiper : « Posture de lâcher-prise de l’enseignant, explici-tation de la séance ; Postures enseignantes à questionner ».

Leviers à actionner : « Groupes hétérogènes qui évoluent dans l’année, observation des postures-rôles des élèves dans l’atelier ».

Aucune incertitude n’est explicitement exprimée, en dehors de l’évocation de

« difficultés à anticiper ». Le cadrage de la fiche suggère des pistes de retour sur les pratiques en deux points. D’abord, Jeanne cite une référence théorique : le multiagenda des préoccupations enchâssées de l’enseignant, appliqué à l’ate-lier dirigé d’écriture au Cours Préparatoire (Bucheton & Soulé, 2009a,b). Dès ce premier moment de verbalisation, Jeanne mobilise des concepts issus de ce modèle théorique : le lâcher-prise, les postures, l’explicitation. Elle convoque aussi les notions d’hétérogénéité et d’autonomie des élèves.

Ensuite, Jeanne et ses collègues prévoient des moments d’analyse.

La fiche se termine en effet sur cette remarque : « Accompagnement sou-haité : ‘des temps de concertations entre les 3 enseignantes partageant le projet (préparation, auto confrontation, analyse)’ ».

Lors du moment 2 de verbalisation, dans le cadre du regroupement acadé-mique, Jeanne est amenée à présenter ce projet. Sa restitution fait état d’une incertitude qui ne concerne pas les enseignants eux-mêmes, mais le dérou-lement du projet et son « accompagnement souhaité ». Elle explique que le travail collectif est freiné du fait de difficultés, pour ses deux collègues et elle-même, à se rencontrer : « on avait échangé par mail et puis la distance et la dispo-nibilité de chacun fait qu’on a fait chacun dans notre coin ». Cette incertitude est

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donc liée très indirectement au développement professionnel. Elle regrette en outre que les enregistrements vidéo soient effectués plus tard que prévu.

Sa déception s’explique ainsi : elle attend beaucoup de cette trace de son activité pour analyser sa pratique et la faire évoluer par comparaison avec la pratique de ses collègues, comme convenu dans la version écrite du projet.

Paradoxalement, sa présentation orale, bien que se référant à la version écrite du projet, ne fait pas état des concepts mis en avant dans ce document. De fait, ce moment d’échange ne présente aucun indice de partage conceptuel ; le récit de Jeanne se limite ici à un récit d’expérience.

Au moment de l’autoconfrontation simple, Jeanne, face à sa pratique, met en évidence des insécurités. Elle regrette un manque d’anticipation dans l’action ; elle s’inquiète du respect du protocole expérimental d’explicitation qui avait été défini en amont de la formation et qui avait orienté son activité dès le premier moment consacré à la rédaction du projet de son groupe : la mise en place des ateliers dirigés d’écriture. On voit comment les différents moments de verbalisation constituent pour Jeanne autant d’occasions d’éva-luer son activité par rapport à la référence commune que le projet écrit a sta-bilisée, sans pour autant que les références théoriques y soient explicitement exploitées.

Chez Jeanne, la phase d’expérimentation se caractérise par la mention des découvertes générées par l’entretien d’autoconfrontation : Jeanne prend conscience en regardant son activité d’enseignement, de la capacité de ses élèves à expliciter leur activité et à travailler en l’absence de leur professeur.

Cette autonomie dans le travail de ses très jeunes élèves (cours prépara-toire – CP) la surprend et cette prise de conscience constitue un socle pour sa propre réflexion.

Le verbatim montre en effet comment Jeanne analyse et s’approprie des stratégies favorisant l’autonomie des élèves. Elle cite explicitement le modèle conceptuel de Bucheton et Soulé et l’applique à l’activité de ses élèves : en effet, à partir d’indices prélevés dans le film de l’atelier, elle décide d’adopter une posture de « lâcher-prise » : « je peux les laisser tout seuls ». Commentant son activité filmée, Jeanne précise qu’elle met en œuvre « la technique de Soulé et Bucheton ». Elle explique ainsi la mise en ordre spécifique des cahiers pour assurer une correction efficiente des productions des jeunes scripteurs :

« C’est la technique de Soulé et Bucheton : on part du cahier où il y a le moins d’er-reurs vers celui où il y en a le plus. Ça laisse à celui qui a fait le plus d’erd’er-reurs le temps d’écouter les corrections des autres ».

Enfin, au fil de son autoconfrontation aux traces de son activité de classe, sa verbalisation montre qu’elle s’approprie le modèle théorique auquel elle ne cesse de se référer. Ainsi, elle le mobilise pour redéfinir à sa manière les notions initialement mises en relief dans le dispositif de formation. Dans le cours de sa verbalisation, elle revient sur les mots « autonomie », « gui-dance » et « différenciation » à partir de son expérimentation. Elle spécifie la

différence entre « expliciter » et « guider » : « […] expliciter, c’est faire parler les élèves, les amener à réfléchir sur et guider, c’est poser trop de questions pour avoir la bonne réponse, donc une posture de sur-contrôle ». Ses propos sont constitués de citations d’une référence scientifique, de définitions ou redéfinitions de concepts. Confrontée à son activité, Jeanne la relie à ses savoirs ; elle la relit.

Elle en fait une relecture critique. Ce constat fait écho à cet autre commen-taire, prononcé quelques minutes plus tôt dans l’entretien d’autoconfronta-tion : « Là, je suis trop guidante ». Ce propos induit une réélaborad’autoconfronta-tion de ses savoirs, vers une reconfiguration de sa pratique.

La phase de consolidation repérée dans ce troisième moment s’appuie sur l’expérimentation et sur l’appropriation, comme en témoignent ses com-mentaires sur les choix qu’elle opère dans l’action : « ça je garde, ça je jette ».

De son expérimentation, elle tire des conclusions qui deviennent des prin-cipes pour agir par la suite. Les stratégies développées, observées puis analy-sées deviennent généralisables : on constate là l’émergence de connaissances nouvelles.

À partir des verbalisations de ce moment, il est également possible de saisir des traces d’appropriation théorique : « Là on change de phase »,

« C’est la technique de Soulé et Bucheton ». On repère des indices d’appui sur le collectif, trace d’appartenance au genre professionnel : « Il y a tout le côté aménagement. On a beaucoup parlé aménagement avec les collègues pour la classe ».

Lors du moment de regroupement départemental qui a suivi chronolo-giquement l’autoconfrontation, Jeanne construit un discours à partir des éléments émergés en entretien et en référence aux différents temps qui ont nourri ses expérimentations :

Nous, le projet, on a été trois enseignantes à partir sur des ateliers dirigés d’écriture à la manière de Soulé et Bucheton. […] Et moi j’ai pu mener ces ateliers toute l’année avec mes élèves sur un CP dédoublé dans un REP+ 2. Au fur et à mesure des séances, j’ai pu apporter des modifications intéressantes à analyser, j’ai vu plusieurs vidéo-conférences sur ce sujet et j’ai été filmée et [un chercheur] est venu proposer une autoconfrontation.

Elle montre ici l’évolution de l’articulation entre pensée et langage dans des contextes professionnels différents sur le plan discursif. Son discours produit en réunion présente des traces de cette évolution.

À la suite de la réflexion dans la phase d’expérimentation, Jeanne exprime une nouvelle incertitude qui implique une projection et peut-être un nouveau cycle de développement. En effet, réfléchissant à la disposition idéale de ses élèves dans le cadre de cet atelier, Jeanne indique :

2. REP : Réseau d’éducation prioritaire.

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Mais là ça ne me convient pas non plus, parce qu’il faudrait qu’ils soient dans le même sens de lecture et là ils sont un peu en biais. Il nous faudrait une table vraiment en U comme à l’américaine.

Ce constat entraine une remarque prospective : « Je ne sais pas encore ».

La formule « pas encore » montre la dynamique transformative dans laquelle sa pratique est engagée. Articulée aux propos rapportés plus haut, elle témoigne d’un dialogue intérieur nourri des échanges avec les autres tou-jours différents selon les contextes de verbalisation : collègues enseignants, formateurs, chercheurs. La régularité des occasions de verbalisation et leur diversité dialogique invitent l’enseignante à formaliser et à réélaborer régu-lièrement et progressivement son activité. Les stratégies développées, obser-vées puis analysées sont référées au collectif et s’appuient sur une référence théorique. Dans ces conditions elles deviennent généralisables, elles consti-tuent des connaissances transférables.