• Aucun résultat trouvé

Pour tenter de comprendre comment l’expérience du travail peut être mobi-lisée, organisée, formulée, transformée en vue de sa validation dans et par des conduites de verbalisation des entretiens d’accompagnement en VAE, nous proposons de poser une distinction entre l’expérience comme « vécu », et l’expérience comme « élaboration du vécu de l’activité ». Cette distinction nous sera utile dans la suite de l’article pour l’analyse du cas proposé.

Le philosophe américain Richard Shusterman en préface à la traduction de L’art comme expérience de Dewey (1934/2010), affirme que :

L’expérience peut être de nature cognitive ou non cognitive ; elle inclut à la fois le sujet et l’objet, en enveloppant aussi bien le contenu de l’expérience que la manière dont elle est expérienciée. L’expérience est en même temps le flux géné-ral de la vie consciente, que nous avons tant de mal à saisir, et ces moments dis-tincts, aigus, qui surgissent de ce flux et constituent « une expérience ». (p. 19) L’expérience recouvre ici deux niveaux de signification complémentaires que nous allons tenter de caractériser de façon plus précise, qui renvoient notamment à la distinction faite en langue allemande entre « Erlebnis » (l’expérience en tant que vécu de l’activité) et « Erfahrung » (l’expérience en tant qu’élaboration ou conscience du vécu de l’activité) (Barbier, 2013a, b).

Ces deux niveaux de signification de l’expérience ne correspondent pas à des entités ontologiques distinctes, mais les distinguer est heuristique pour la problématique de recherche qui nous intéresse ici.

« Erlebnis » – le vécu de l’activité

Les différents courants de recherches francophones qui se sont structurés dans le champ de l’analyse de l’activité en psychologie du travail et en ergo-nomie reconnaissent que « la principale caractéristique de l’activité humaine est qu’elle est vécue et que ce vécu donne lieu à une expérience partiellement accessible à l’acteur » (Durand, et al., 2013, p. 41). Le concept d’expérience

n’est cependant pas défini de la même manière en fonction des courants d’analyse de l’activité qui se sont développés notamment au sein des sciences de l’éducation (Durand, 2009).

Parfois, le concept est associé au vécu de l’activité qui relève de « ce qui advient aux sujets dans l’exercice de leur activité » (Barbier, 2013a, p. 68). Le vécu de l’activité correspond à « l’éprouvé qu’un sujet peut avoir de l’engage-ment dans une action » (Astier, 2001, p. 47). Cet éprouvé ne se réduit pas à des émotions, mais comporte également des conduites gestuelles, perceptives, mentales, verbales. Il désigne « la globalité de la relation du sujet au monde et à lui-même telle qu’il la vit effectivement et l’éprouve dans tous ses aspects » (Vermersch, 2006, p. 220) et se caractérise par son « statut pré-réflexif et antéprédicatif » (Barbier, 2013a), c’est-à-dire qu’il « ne fait pas nécessai-rement objet de communication à autrui ni même de prise de conscience » (Astier, 2001, p. 50). Ainsi, comme le souligne Vermersch (2006), « le vécu ne présuppose pas que j’en fasse l’expérience, si l’on veut conserver à ce terme la connotation de la conscience. Ou, de manière complémentaire, on peut dire qu’il ne suffit pas d’avoir vécu une situation pour en avoir fait l’expérience » (p. 220). Plus précisément, « le fait de vivre ne s’accompagne pas automa-tiquement d’une saisie réflexive de ce qui est vécu. Le vécu irréfléchi est le mode normal habituel de notre vie. Il s’organise dans une conscience associée aux actes » (Vermersch, 2010, p. 27). C’est à ce titre que Barbier (2010) pro-pose de l’identifier à des routines, des habitudes ou des cultures d’activité non conscientisées par les sujets. En d’autres termes, le vécu de l’activité per-met aux sujets de développer des « compétences dites d’action » (p. 80) que l’ergonomie désigne traditionnellement comme des « compétences incorpo-rées » (Leplat, 1995).

« Erfahrung » – l’élaboration du vécu de l’activité ou l’expérience comme genèse

L’expérience, en tant que « vécu de l’activité », comporte, par nature, une dimension d’apprentissage et de développement pour les sujets. Ce sont ces moments aigus, distincts, qu’évoque Shusterman qui surgissent dans le flux continu de l’expérience. Les travaux relevant de l’analyse de l’activité mettent tous l’accent sur la présence de ces deux composantes indissociables de l’ac-tivité qui ont été conceptualisées par la tradition marxiste à propos du travail, et notamment reprises par Sève (1969) et par Rabardel (1995) : la composante

« productive » est orientée vers l’accomplissement de l’activité alors que la composante « constructive » est orientée vers la transformation du sujet dans l’accomplissement de l’activité. L’expérience recouvre ici un deuxième niveau de signification qui renvoie à « une activité de construction de sens, que les sujets opèrent pour eux-mêmes à partir et sur leur activité » (Barbier, 2013a, p. 72).

100

La dimension « expérientielle » du vécu de l’activité, c’est-à-dire celle qui fait expérience, correspond à l’idée d’une élaboration qui s’effectue sur et à partir d’un ou plusieurs vécus d’activité faisant « évènement » (Mayen, 2009b). « L’expérience ce n’est pas ce qui arrive à l’individu. C’est ce que fait l’individu de ce qui lui arrive » (Aldous Huxley, 1954, cité par Barbier, 2013a, p. 72). L’expérience, en tant qu’« élaboration du vécu de l’activité », est un processus d’apprentissage émergeant et concomitant à l’activité. Dans cette conception du développement de l’expérience, l’expérience corres-pond à des actions de pensée singulières qui émergent de l’activité du sujet lorsqu’une « routine » ou une « habitude » (Barbier, 2017) antérieurement constituée se révèle inopérante. Elles tendent notamment à apparaitre dans des situations considérées par le sujet comme nouvelles ou inconnues, ou non contrôlées, bref « indéterminées » au sens de Dewey (1938/1993).

Cette élaboration repose sur des processus proches de ce que cet auteur a conceptualisé à partir du concept d’« enquête ». Comme le rappelle Gros (2011), la situation indéterminée, faisant évènement, est un antécédent de l’enquête :

Le propre d’une situation indéterminée est d’être incertaine, instable et troublée.

Il peut s’agir du surgissement d’un évènement inexpliqué, d’un objet impos-sible à identifier ou d’une action imposimpos-sible à entreprendre immédiatement.

C’est une situation singulière ayant des effets psychologiques : elle provoque le doute et en tant que telle elle constitue un obstacle à la fluidité de l’expérience.

(p. 4)

La situation indéterminée résulte d’une activité dont le développement se trouve « noué », « contrarié » ou « empêché » au sens de la clinique de l’ac-tivité, source de conflits internes, qui amputent le sujet de son pouvoir d’agir (Clot, 1999). L’enquête, telle que la définit Dewey, permet de se déprendre de ces problèmes pratiques qui se produisent dans l’accomplissement de l’action et de leurs incidences psychiques par la production d’hypothèses et d’une recherche de sens dans une visée de résolution. Les « expériences évè-nements » (Mayen, 2009b) en tant qu’elles affectent le sujet et introduisent de la discontinuité dans le vécu, sont potentiellement « sources de sens », et donnent ainsi lieu à expérience par leur « pouvoir herméneutique » (Quéré, 2006). L’élaboration qui en découle vise à l’articulation entre des dimensions non seulement passées et futures, mais également individuelles et collectives de l’activité.

Cette dynamique de significations qui prend place dans l’activité, et qui se poursuit dans le temps, est par exemple l’objet du programme de recherches du cours d’action (Theureau, 2005) pour qui l’activité est définie comme une sémiose au sens peircien (Deledalle, 1978), c’est-à-dire un processus dynamique et continu d’attribution de significations, par laquelle les sujets mobilisent et transforment leurs connaissances construites antérieurement.

Comme le souligne Salini (2012) :

L’apprentissage, dans cette perspective, n’est pas quelque chose qui advient ou qui peut ne pas advenir. Si toute activité est à la fois cognitive et signifiante, dans toute situation expérienciée par un individu sont présentes des dynamiques qui transforment ses significations, soit dans le sens d’une consolidation, soit dans le sens d’une déconstruction et reconstruction. Ce sont des dynamiques d’apprentissage, par lesquelles nos savoirs s’inscrivent dans un continuum de transformations. Elles ne fonctionnent pas sur un mode séquentiel, enchainant mécaniquement des éléments précédents à des autres qui leur sont conséquents, mais s’expriment par l’émergence d’éléments qui à la fois intègrent et vont au-delà de leurs prémisses. (p. 25)

Ces travaux étudient finalement la part « constructive » de l’expérience et les processus d’apprentissage, contribuant ainsi à l’étude des « apprentissages expérientiels » (dans une acception bien différente de celle de Kolb, 1984, cité par Zeitler & Barbier, 2012, p. 111). Les produits de ces apprentissages consti-tuent ici des ressources que la personne construit à travers son activité. Elles relèvent de l’expérience « élaborée » en tant que produit (Mayen, 2009b), expérience que Clot et Faïta (2000) proposent de définir comme des sortes de

« scripts » correspondant à

des instruments opératoires, perceptifs, corporels, émotionnels ou encore rela-tionnels et subjectifs sédimentés au cours de sa vie, qu’on peut voir également comme un stock de prêts-à-agir en fonction de l’évaluation de la situation, sorte de genre intérieur qui contraint, facilite et éventuellement fourvoie son action.

(p. 17)

Ces ressources peuvent prendre des formes implicites, telles que des habi-tudes incorporées, antéprédicatives et non-symboliques, ou des formes plus explicites sous-tendues par des conduites de verbalisation. En effet, la part constructive du travail ne prend pas toujours une forme verbalisée, et c’est précisément l’objectif des démarches d’analyse de l’activité que d’accompa-gner la verbalisation de ces ressources.

La verbalisation comme voie privilégiée