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De la sémiose verbale et de ses rapports à l’acquisition / apprentissage

La croyance en la transparence du langage, que les coordinateurs du volume qualifient à juste titre de « naïve », repose sur la thèse selon laquelle les mots constitueraient de fidèles images d’unités préconstituées d’ordre physique (objets) ou psychique (idées), et que de manière analogue les structures syn-taxiques seraient de fidèles traductions des opérations de la cognition ou de la logique humaine. Cette thèse a une très longue histoire que nous ne pour-rons relater ici, mais il y a néanmoins lieu de rappeler qu’elle a pris origine dans les textes de Platon (Cratyle) et d’Aristote (De l’interprétation), qu’elle a été relayée par de multiples philosophes et grammairiens jusqu’au début du XXe siècle, et qu’elle est toujours en vigueur dans certains courants lin-guistiques (dont la grammaire générative de Chomsky, par exemple) et chez nombre de responsables contemporains de la politique éducative.

Pourtant, dès le XVIIe siècle, de nombreux penseurs avaient, sur la base d’études comparatives des propriétés empiriques des langues naturelles, montré que les unités et structures langagières entretiennent avec les entités physiques ou psychiques des rapports de référence qui peuvent varier consi-dérablement d’une langue à une autre, qui se déplacent au cours du temps et qui en conséquence ne prennent jamais la forme d’une relation bijective stable. Hobbes est l’un des premiers penseurs à avoir pris en considération ces éléments pour procéder à un réexamen du statut des connaissances humaines, et soutenir fermement que les mots et les structures du langage ne reflètent pas des entités cognitives préexistantes, mais qu’au contraire les capacités cognitives humaines se construisent dans et par le langage :

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chez la plupart des hommes [les Facultés] se développent par l’instruction et par la discipline, procédant toutes de l’invention des Mots et du Langage. […] Grâce au Langage et à la Méthode, ces facultés peuvent progresser dans une telle mesure qu’elles distinguent les hommes de toutes les autres Créatures vivantes. (Hobbes, 1651/1921, p. 27)

D’autres philosophes, dont Locke (1689/2006) et Leibnitz (1765/1898), ont développé des positions analogues, qui étaient fondées sur le constat de la diversité des langues et des cultures, et qui mettaient l’accent sur le rôle des interactions sociales et verbales dans la constitution des capacités psy-chologiques. Et la dimension culturelle du langage, comme son rôle dans le développement des personnes, ont été soulignés de manière magistrale par Humboldt (1835/1974), selon qui la langue, toute langue, est indissocia-blement activité de constitution de pensées et moyen de confrontation de celles-ci avec celles des autres, au travers de leur articulation à des séquences sonores sensibles. Selon Humboldt, c’est en cela que la langue constitue la base de toute socialité : elle est un moyen, non de traduction, mais de per-manente « mise à l’épreuve » des constructions internes de l’individu, ou des représentations subjectives, avec celles – tout aussi subjectives – d’autres individus. Mais simultanément, ce processus constitue inéluctablement une objectivation de ces représentations, le propre du langage étant précisément de les rendre partageables, ou socialement existantes ; une des thèses de Humboldt étant que la socialité « renforce » la subjectivité, l’homme deve-nant ainsi, « conscient de lui-même » :

La représentation se voit ainsi transposée en objectivité sans être pour autant sous-traite à la subjectivité. Une telle opération est le privilège exclusif de la langue ; et sans cette transposition incessante qui, proférée ou même implicite, effectue le passage de la subjectivité à l’objectivité avec retour au sujet, il est impossible de rendre compte de la formation du concept et, en général, de toute pensée véri-table. […] Mais la langue ne se manifeste et ne se développe effectivement que dans le milieu social ; et l’homme ne se comprend lui-même qu’après avoir mis à l’épreuve des autres l’intelligibilité de ses paroles. […] la subjectivité est elle-même renforcée, puisque la représentation, une fois transformée en langage, cesse d’être la propriété exclusive d’un seul sujet. (Humboldt, 1835/1974, p. 194)

Les propositions de Humboldt nous paraissent manifestement compatibles avec celles de Vygotski ou de Saussure ; mais malgré leur caractère profon-dément novateur, elles n’ont pu ébranler la thèse du fondement externe du langage et celle des prédéterminations qui s’exerceraient sur sa structure et son fonctionnement, qui avaient été renforcées par les théorisations de Port-Royal, posant que :

les mots [sont] des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées. C’est pourquoi on ne peut bien comprendre des diverses sortes de significations qui sont enfermées dans les mots, qu’on n’ait pas

bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées, puisque les mots n’ont été inventés que pour les faire connaitre. (Arnauld & Lancelot, 1660/1997, p. 23) L’influence de la position de Port-Royal, puis le non-traitement de la question du langage dans le cadre de la philosophie de Kant (1781/1974) ont fait en sorte que les critiques du XVIIe siècle ont été progressivement oubliées et que la conception d’un langage comme simple traducteur des opérations de l’es-prit a repris le dessus. Et il a fallu attendre l’entre XIXe et XXe siècles pour que soit réexaminée la nature du rapport entre la sémiose verbale et l’apprentis-sage/organisation des connaissances, dans le cadre de deux œuvres à la fois atypiques et d’une exceptionnelle profondeur, à savoir celles que l’on doit à Wittgenstein et à Saussure.

Dans son ouvrage princeps, le Tractatus logico-philosophique (1921/1961), Wittgenstein s’était donné comme objectif de définir l’ordre sur lequel reposent les énoncés du langage humain, malgré leur désordre apparent.

Considérant, dans la tradition aristotélicienne, que le langage constitue « un Grand Miroir des faits possibles dans l’espace logique du monde », il a tenté d’abord de décrire la structure de cet espace, puis de formuler les règles de mise en correspondance, entre d’un côté les faits du monde et leur organi-sation logique, et d’un autre côté les mots et les structures syntaxiques des langues. Mais il s’est rapidement rendu compte que la formulation des règles de correspondance monde <-> langue requiert une connaissance à priori de la forme des objets et des faits du monde, et que cette connaissance directe des entités mondaines est en définitive inaccessible ; nous ne pouvons rien dire de précis des objets et des faits sinon qu’ils existent. Dans la suite de son ouvrage, Wittgenstein a en conséquence inversé sa méthodologie, en procédant d’abord à l’analyse des énoncés du langage ordinaire, pour tenter d’accéder par ce « canal » à la connaissance des formes du monde. Mais ce ralliement à une démarche à postériori l’a alors conduit à une impasse parti-culièrement révélatrice : pour comprendre une phrase ou un mot, on ne peut qu’utiliser d’autres mots, qu’il faut encore expliquer, c’est-à-dire paraphra-ser ; et ces paraphrases sont en réalité sans fin : « Les significations des signes originels peuvent s’expliquer par des élucidations. Ces dernières sont des propositions qui contiennent les signes originels. Elles ne peuvent donc être comprises que si les significations de ces signes sont connues au préa-lable » (Wittgenstein, 1921/1961, p. 40).

Cet ouvrage est célèbre pour le basculement théorique qu’il met en scène. Wittgenstein voulait y démontrer la justesse de la conception aristo-télicienne du langage, mais en poussant ses analyses jusqu’à leurs ultimes conséquences logiques il a démontré au contraire la non-pertinence radicale de toute approche selon laquelle les unités et structures du langage consti-tuent des reflets stables et univoques d’unités et de structures physiques ou psychiques. Dans ses travaux ultérieurs, en particulier dans les Investigations philosophiques (1953/1961), il a souligné la complexité des rapports entre

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langage et cognition, en soutenant que le langage constitue essentiellement un processus qui, en fonction des enjeux sociaux et contextuels des activités humaines (qu’il qualifie de « formes de vie »), se réalise en une grande diver-sité de « jeux de langage ». Et dans cette perspective nouvelle, toute langue offre de nombreux angles de saisie des propriétés des objets auxquels elle est susceptible de s’adresser, angles dont le choix dépend fondamentalement de facteurs socio-interactifs.

Saussure a mis en évidence « l’arbitraire » des signes, dans le cadre d’un cheminement réflexif complexe, dont nous n’extrairons ici que les quelques éléments utiles pour notre propos (pour des analyses complémentaires, voir Bulea [Bronckart], 2005, 2010). Pour l’auteur, l’arbitraire caractérise non seu-lement les mots, mais l’ensemble des réalisations langagières, des phonèmes aux structures discursives, et il se décline en trois propriétés en fondamen-tale interaction. La première, la plus connue et parfois désignée par le terme d’« immotivé », renvoie au fait que les propriétés phoniques des signifiants d’une langue donnée n’ont aucun rapport avec (ou sont indifférents aux) propriétés physiques ou psychiques des entités qu’ils désignent. La deu-xième, qualifiée parfois d’« arbitraire radical », est que chaque langue natu-relle choisit, à sa manière et sans motif particulier, les oppositions sonores dotées d’une valeur distinctive ainsi que les types de relations syntaxiques susceptibles de désigner un évènement donné. La troisième est enfin que la signification de toute entité langagière dépend pour une large part de la configuration des éléments de même nature qui coexistent dans le système de la langue.

Sur la base de cette analyse, Saussure a abordé explicitement la question des rapports entre les propriétés des langues et celles des entités auxquelles elles réfèrent, et il a clairement soutenu qu’en raison de leur « négativité » corrélative à leur arbitraire, les signes ont un mode d’organisation sans le moindre rapport avec celui des objets physiques ou avec celui des entités psychiques non verbales :

Enfin, il est à peine besoin de dire que la différence des termes qui fait le système d’une langue ne correspond nulle part, fût-ce dans la langue la plus parfaite, aux rapports véritables entre les choses ; et que par conséquent il n’y a aucune raison d’attendre que les termes s’appliquent complètement ou même très incomplète-ment à des objets définis, matériels ou autres. (Saussure, 2011, p. 293)

Prolongeant sa réflexion, il a alors soutenu que ce sont les unités sémiotiques du langage humain qui sont constitutives de la pensée, ou encore que « ce n’est pas la pensée qui crée le signe, mais le signe qui guide primordialement la pensée (dès lors la crée en réalité, et la porte à son tour à créer des signes, peu différents toujours de ce qu’elle avait reçu) » (Saussure, 2011, p. 69).

On ajoutera encore que, dans la perspective saussurienne, le système et les signes qu’il organise ont un fondement exclusivement social, et qu’en

conséquence la pensée, puisqu’elle se structure sous l’effet des systèmes de signes, est elle-même fondamentalement sociale.

Du statut de la verbalisation et de ses rapports