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4. L’autonomie située : l’expérience des intervenantes

4.3. Une large marge de manœuvre pour répondre aux contraintes

4.3.3. S’arrimer aux besoins des personnes accompagnées

De manière générale, nous observons que les professionnelles font un travail de négociation avec les contraintes organisationnelles auxquelles elles font face, et ce, pour offrir des interventions qui sont plus arrimées avec les besoins des personnes accompagnées. Cela

peut se traduire par le fait d’offrir des services plus adaptés que ce qui est prévu par les organismes: des suivis sans limites strictes, des critères d’acceptation plus diffus ou des accompagnements qui sortent des cadres prescrits, etc. Et ce, en adoptant entre autres une stratégie qui consiste à flexibiliser les critères d’admission aux services. Elles nous disent qu’il est alors possible pour elles de choisir de manière autonome comment elles effectuent leurs interventions; notamment, pour faire en sorte que l’accompagnement qu’elles offrent prenne une teneur plus équitable (aligné avec les besoins des personnes accompagnées), qu’égalitaire (également réparti). Il s’agit d’intervention plus personnalisées. À cet effet, encore une fois, nos interviewées ont mentionné pouvoir se fier à leur jugement ou leurs valeurs, pour interpréter avec plus de flexibilité les critères d’admission ou d’octroi des services.

Cécile nous explique que le critère d’éligibilité aux services qu’elle offre, soit de l’accompagnement en défense des droits, est le suivant: être une « (…) personne ayant ou ayant

eu un problème de santé mentale, qui se reconnait ainsi, qui veut défendre [ses] droits ou exercer un recours, parce qu'elle se dit, à ce moment-là, victime d'une injustice» (Cécile_1:3).

Par contre, lorsqu’interrogée sur la question, elle dit accepter de suivre des personnes qui ne cadrent pas exactement dans cette définition.

(…) il faut que la personne se sente, soit victime d'une injustice de la part du système de santé. (…) Donc, ça se peut qu'elle, elle ne se reconnaisse pas comme ayant un problème de santé mentale, mais qu'il y ait de l'abus de la psychiatrie (...). (Cécile_1: 8)

Libre à l’intervenante d’évaluer la situation et d’offrir les services qui lui semblent adéquats en

flexibilisant les critères d’admission aux services.

Cécile nous partage aussi qu’elle a la possibilité d’accompagner un individu ayant fait appel à elle pour un problème qui serait un peu à l’extérieur de sa mission. Ainsi, elle possède la marge de manœuvre de décider d’accepter ou de transférer certaines personnes, au-delà de la mission de l’organisme. L’exercice de son pouvoir discrétionnaire lui permet de s’adapter à son contexte de travail et aux réalités et besoins des personnes qu’elle accompagne.

D’ailleurs, nous pouvons constater que cela a un ensemble de répercussions pour les personnes accompagnées : allant du simple fait de recevoir des services, à l’accès à des alternatives lorsque les services prévus ne leur correspondent pas, ou encore à recevoir un accompagnement, et ce,

indépendamment de la mission de l’organisme qu’elles ont contacté. Ainsi, lorsque les intervenantes mobilisent leur marge de manœuvre pour répondre aux besoins des personnes accompagnées, cela évite entre autres qu’elles aient à cogner à différentes portes dans le réseau, à se perdre dans un dédale systémique ou à devoir raconter à répétition leurs enjeux, pour avoir accès à un accompagnement. C’est l’inverse de ce qui arrive lorsque les organismes fonctionnent en silos très perméables et se limitent à des tâches très localisées –tel que nous l’avons exploré lorsque nous avons abordé les contraintes organisationnelles qui limitent l’autonomie professionnelle des intervenantes communautaires en santé mentale.

Parallèlement, nous dénotons que ce n’est pas uniquement la quantité de services pouvant être offerts, mais aussi leur variété qui influence le travail des intervenantes. Dans un contexte organisationnel où les professionnelles sentent qu’elles sont libres de déterminer certains aspects de leurs relations interventionnelles, elles nous disent que cela facilite leurs pratiques en leur permettant d’arrimer plus finement leurs interventions aux besoins particuliers des personnes qu’elles accompagnent.

Des fois, la personne qui nous appelle trouve que pour le moment, le support téléphonique est assez. À ce moment-là, on essaye de définir ensemble comment est-ce que le support sera donné; selon ce qui fait le plus de sens pour la personne. Par exemple, un appel au besoin, un appel par jour en matinée : car la personne a de la difficulté à s’activer, ou deux appels par jour: le matin pour s’activer et le soir pour faire un retour de la journée, ou autre. (Angela_1-2: 4)

Dans ce contexte de déploiement de leur marge de manœuvre, la nature ainsi que la fréquence des services à prodiguer sont déterminées avec la personne accompagnée. Dans cet exemple, on en conclut que puisque l’intervenante peut faire preuve de souplesse, ayant accès à divers services pouvant être offerts, elle peut respecter l’autonomie décisionnelle de la personne accompagnée. Ainsi, ces dernières n’ont pas à faire la justification de leurs besoins pour recevoir un service, puisque des alternatives sont mises à la disposition des intervenantes.

De plus, nous constatons qu’elles s’appuient aussi sur d’autres stratégies pour travailler, notamment leur connaissance de leurs accompagnés et accompagnées. Dans l’exemple qui suit, Véronique nous explique qu’elle se fie aux enjeux propres à la personne auprès de qui elle a

l’habitude de faire certaines interventions : « j'y vais avec ce que je sais de lui, son historique,

et ce qu'on fait d'habitude. » (Véronique_3: 28), plutôt que de considérer des impératifs

organisationnels (telle l’approche de l’organisme), pour élaborer ses pratiques.

Mes interventions sont axées davantage sur le portrait clinique qu’on a du résident que d’un portrait clinique généralisable d’une maladie. (…) Ce que je veux dire par là c’est que l’intervention avec [Marc] était très personnalisée, basée sur ce que je sais qui peut l’apaiser. (Véronique_2: 29)

Lorsqu’il s’agit d’intervenir à partir d’une lecture des problématiques de santé mentale de Marc, l’intervenante s’appuie aussi sur son pouvoir à travailler selon ces propres observations. Ainsi, la référence à une norme qui s’instaure dans la durée et la répétition devient à la fois une stratégie d’intervention, mais aussi une explication pour justifier (par exemple auprès de ses paires) la dérogation du cadre organisationnel, soit, la mise en œuvre de son pouvoir discrétionnaire. On en comprend que lorsque les intervenantes ont la marge de manœuvre nécessaire pour travailler sur la base d’une approche qui inclue une considération pour les rythmes, les capacités et les objectifs de chaque personne accompagnée (s’appuyant sur leur connaissance de celle-ci

pour intervenir), cela leur permet d’être porteuses de cette flexibilité. L’inactivation ou alors

une activation moins élevée que celle demandée serait acceptée et accompagnée, selon une stratégie de tolérance face aux échecs. C’est dans ce cadre aussi qu’elles innovent face à la

diversité des demandes ou encore flexibilisent leurs horaires et les critères d’admission aux services pour réaliser des interventions plus personnalisées.

En conclusion, chacune des structures organisationnelles dans lesquelles elles travaillent offre des possibilités d’action à nos interviewées. Les contraintes organisationnelles servent à établir des limites et une direction pour les pratiques d’intervention, elles forment l'arrière-plan des interactions. Mais les milieux de pratiques communautaires sont aussi cratérisés par une souplesse hiérarchique et un espace pour le déploiement de la marge de manœuvre des intervenantes. Ainsi, ces dernières modulent leurs accompagnements en fonction des rôles qu’elles choisissent de porter, selon leurs valeurs et leurs formations, sur lesquelles s’appuient aussi leurs interventions. Et ce, dans l’optique d’offrir des suivis plus axés sur l’accompagnement, que sur l’évaluation ou l’activation des personnes accompagnées dans le

cadre de programmes ou de démarches donnés. Ainsi, elles font preuve de plus de patience et de tolérance envers l’expression de l’autonomie des personnes auprès de qui elles interviennent, en les accompagnants dans divers registres d’expériences.