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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.3. Jeux d’autonomie pour rétablir la réciprocité

Nous avons exploré comment les négociations prennent forme dans les relations d’intervention, alors que chacun et chacune tente de déployer leur autonomie et d’augmenter leur pouvoir en relation avec les autres. Mais pour que ces négociations aient lieu, il faut avant tout concevoir que l’interaction repose sur un échange fait de mutualités. Ainsi, l’autonomie relationnelle est en jeu dès que se présente le besoin de construire ou de reconstruire la réciprocité dans un contexte de rupture ou de menace (conflit, tension, bris de la relation, etc.). C’est-à-dire, lorsque la réciprocité est menacée par l’exercice du pouvoir de l’une des parties sur l’autre. Les jeux d’autonomie entre les professionnelles et les personnes qu’elles accompagnent peuvent alors permettre de maintenir ou de reconstruire la réciprocité nécessaire au maintien de la relation d’intervention. Les tiraillements peuvent alors favoriser l’élaboration d’ententes collaboratives entre les deux. Pour maintenir ou rétablir la réciprocité, les professionnelles, tout comme les personnes accompagnées, mobilisent une stratégie qui consiste à céder de leur pouvoir. Cette stratégie permet, dans la durée, l’élaboration de familiarités entre les deux parties.

Par exemple, lorsque s’installe une situation de tiraillements au sein de l’interaction entre Angela et Geneviève, sur la base de buts divergents (Geneviève souhaite quitter le centre de crise et l’intervenante souhaite plutôt qu’elle y demeure), l’intervenante nous dit qu’elle a d’abord tenté de « convaincre [Geneviève] d’avoir une communication » avec elle. Geneviève est alors en train de faire ses valises, et Angela nous rapporte ce qu’elle dit: « Elle dit : (…)

qu’on ne veut pas d'elle ici et qu’on la traite comme une itinérante (…) et qu'elle veut s'en aller» (Angela_2 :5).Puis, on constate qu’au lieu de forcer l’engagement de la personne dans une

interaction ou de contester son départ, Angela cède de son pouvoir en se retirant de l’interaction.

J'ai dit (ton calme): "OK, si tu veux, je vais te laisser finir ton sac. Moi je vais être en bas. Si tu veux qu'on regarde pour les options pour aujourd'hui je vais être en bas, donc quand tu es prête, viens me voir." (Angela_2 : 10)

Cet exemple nous permet de comprendre que lorsque les conditions de base de la mutualité dans l’interaction sont à risque (caractérisées par une impossibilité à communiquer), les intervenantes peuvent opter pour une stratégie qui consiste à céder de leur pouvoir. Angela laisse alors

Geneviève déterminer le moment où elles pourront échanger. D’ailleurs, l’intervenante identifie ce moment de « retrait » comme étant l’élément qui a favorisé un échange entre elle et l’accompagnée –le retour de la mutualité.

(...) le temps où je lui ai laissé son espace, et qu'elle se calme, le moment où j'ai perçu qu'elle est devenue calme, c'est le moment où j'ai VALIDÉ et où j'ai CRU son histoire. Comme dès que j'ai dit: "Oui ça doit être difficile ce que tu vis, et oui c'est poche que tu perdes tes vêtements..." Dès que j'ai utilisé cette approche-là... (…) C'est là que j'ai vu la différence. Et du coup, dans l'espace de quelques minutes, c'était deux personnes complètement différentes! (Angela_2-3 : 16)

Aussi, cet échange est caractérisé par un changement de posture chez Angela, passant d’un discours qui tente d’exercer son pouvoir ou son autorité pour « convaincre » (pouvoir sur), vers une posture de prise en compte et de reconnaissance de l’information donnée par Geneviève, quant à sa perception de la réalité. Angela nous explique de cela provoque un changement de posture chez cette dernière.

Et là, elle a accepté de venir me voir dans le bureau. Donc, on a pu S'ASSOIR et on a pu en discuter. (…) je n’ai même pas eu besoin de revenir là-dessus…toute seule elle embarquait sur cette histoire-là. (Angela_2-3 : 10)

La personne accompagnée cède alors à son tour de son pouvoir –suspendant sa décision de quitter l’hébergement, pour s’engager dans un échange avec l’intervenante. La co-construction de l’intervention peut donc se faire lorsque chacun et chacune changent de posture. Ainsi, lorsque les personnes accompagnées acceptent de s’engager dans les démarches proposées par l’intervenante, l’élaboration de mutualités se met aussi en œuvre.

Dans le cadre d’un autre exemple de négociations, on dénote que l’intervenante parvient à engager la personne accompagnée dans une démarche qui est le résultat de buts négociés. Élaborer des compromis en relation, qui impliquent que chacun et chacune renoncent à leurs buts individuels et cèdent de leur pouvoir, permet aussi l’établissement de réciprocités. Ce qui implique que chacune des parties cède un peu de son autonomie décisionnelle, pour que les décisions soient prises conjointement.

Il allait continuer sur ses réseaux sociaux, quelques fois par jours, à faire des petits trucs. Mais ça, on avait convenu, que c'était comme une démarche parallèle. Si lui veut continuer à faire ça, c'est parfait, c'est une stratégie comme une autre. Par contre, on voulait qu'il diversifie ses stratégies. (Sophie_2-3 : 7)

Nous constatons que lorsque le cadre organisationnel le permet et lorsque les intervenantes s’engagent à céder de leur pouvoir (soit, en étant dépendante de la décision de la personne accompagnée ou en étant dans l’attente de celle-ci) on voit émerger des rapports construits sur la base d’attentes élaborées conjointement. Les personnes accompagnées aussi cèdent de leurs possibilités à décider seules pour travailler en collaboration.

Nous avons également découvert que la construction de réciprocités au sein de l’intervention, passe par le partage d’interactions qui sortent du cadre interventionnel. Ce sont des échanges qui renvoient plus à des registres amicaux que professionnels. C’est ce que Cécile nous raconte lorsqu’elle nous explique qu’elle termine toutes ses rencontres avec Michel en parlant des actualités dans le monde du Hockey.

(…) je me suis donné la permission de ne pas juste être fixée sur l'objectif de la rencontre et c'est tout…de me donner la peine d'aller un petit peu plus loin, pour justement renforcer le lien que j'avais avec lui. (Cécile_3 : 10-1)

Elle parle d’une « complicité » qui se développe dans la durée, alors qu’elle déploie son pouvoir discrétionnaire pour sortir de son rôle d’accompagnement dans des démarches. Cécile nous explique qu’elle adopte cette stratégie d’intervention, car elle souhaite clore leurs rencontres sur un élément « positif » et elle sait que ce sujet est important pour Michel. Elle constate d’ailleurs que cette manière de mettre fin aux négociations, qui peuvent avoir lieu durant la rencontre, semble être positive pour ce dernier, puisque dans ces moments : « (…) ses yeux s’illuminent,

il sourit, il [la] regarde dans les yeux » (Cécile_2 : 11). Dans l’échange non verbal entre

l’intervenante et la personne accompagnée, se construit l’élaboration de familiarités, qui favorisent les jeux de réciprocité.

Finalement, bien que les échanges soient empreints de tiraillements –notamment en ce qui a trait à la rencontre de buts divergents, ils ne sont pas forcément caractérisés par un désengagement de la relation de dépendance, fondement des pratiques d’intervention. En effet, parfois, lorsque

l’échange semble impossible, nous avons vu que les intervenantes, tout comme les personnes qu’elles accompagnent, cèdent de leur pouvoir pour favoriser la construction de mutualités. L’autonomie relationnelle sert alors à construire ou reconstruire la réciprocité dans des contextes ou les tiraillements (conflits, tensions, bris de la relation, etc.) la menacent. En outre, lorsque les intervenantes adoptent une stratégie d’élaboration de familiarités, en investissant la construction d’un lien qui va au-delà de leur rôle professionnel, des réciprocités peuvent se tisser dans la durée et pallier les ruptures ou menaces à la relation.