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4. L’autonomie située : l’expérience des intervenantes

4.3. Une large marge de manœuvre pour répondre aux contraintes

4.3.1. Modulation de leur rôle

Lorsque les intervenantes que nous avons rencontrées nous disent qu’elles sentent qu’il n’est pas possible pour elles de répondre aux besoins des personnes qu’elles accompagnent, dans le cadre de la durée fixe du temps de rencontre qu’elles peuvent leur allouer, certaines adoptent pour une stratégie qui consiste à aller au-delà de ce qui est attendu d’elles par leurs milieux de pratiques; elles dévient de leur rôle.

Alors que Carole verbalise qu’elle s’inquiète de manquer de temps pour réaliser l’ensemble des démarches dans lesquelles elle souhaite que Javier l’accompagne, celui-ci en vient à lui proposer une solution qui ne cadre pas dans ses fonctions; rester disponible pour elle à long terme. Et ce, alors qu'il assure un suivi temporaire et doit transférer celle-ci vers le suivi long terme.

"Ma collègue elle connaît bien le quartier (…) elle connaît bien les ressources! Si elle ne connaît pas quoi que ce soit, moi je suis là en back-up aussi. Parce que moi je les connais." Donc, j'essayais de rassurer Carole. (Javier_2-3: 7)

Dans cet exemple, on constate que Javier s'appuie sur son autonomie professionnelle pour proposer à Carole de maintenir un lien avec elle, malgré le fait que ce ne soit pas la façon de procéder selon les normes organisationnelles de la division des tâches dans son milieu de pratique (telles qu’il nous les a présentées). À cet effet, nous avons validé quelle est la place laissée à l’autonomie de Javier dans ses interventions et les stratégies qu’il emploie face à ce genre de situation. En conséquence, nous lui avons demandé si face à un tel cas de figure, il était possible pour lui de flexibiliser ses pratiques et de jouer un autre rôle auprès de Carole.

Je lui disais que MOI je resterais...ce n'est pas quelque chose que je fais beaucoup, parce que moi je préfère qu'une fois que la personne est attribuée à un autre intervenant, je préfère me RETIRER! Un petit peu, tu vois. Oui, je vais être en back-up si par exemple cet intervenant part en vacances, parce que moi je connais la personne. (…) Mais admettons, on préfère faire le moins de rencontres possible; notre équipe, le transitoire. Pour que la personne se rende au suivi continu le plus rapidement possible! (Javier_3: 7-8)

Cet extrait nous permet de voir comment Javier en vient à proposer un type d’intervention alternatif à ce qui est propre à son rôle, pour pallier la finitude de l’intervention (imposée par le cadre) et pour répondre aux besoins spécifiques de la personne qu’il souhaite rassurer, et qui, selon lui, présente des «traits anxieux». Nous en concluons que pour réaliser une intervention

plus personnalisée, tout en étant contraint dans sa marge de manœuvre par une impossibilité à

prolonger le temps ou le nombre de rencontres, il propose de poursuivre son accompagnement à titre de « back-up ». Il nous explique que c’est le sentiment « d’angoisse » qu’il perçoit chez Carole qui l’a motivé à flexibiliser la durée de l’accompagnement prévu auprès de cette dernière. Aussi, nous avons exploré dans la section précédente que lorsque les intervenantes ne possèdent pas les ressources nécessaires, elles en viennent à mobiliser des stratégies leur permettant de s’extirper des situations d’intervention (se désengager). Dans d’autres cas, par contre, elles peuvent choisir de mobiliser leur pouvoir discrétionnaire pour dévier de leur rôle, leur

permettant ainsi de répondre plus en spécificités aux demandes des personnes accompagnées – c’est-à-dire de réaliser des interventions plus personnalisées.

Par contre, pour d’autres, l’ambivalence à adopter une posture ou une autre en concordance avec différentes responsabilités n’est pas toujours si aisément modulable. Dans cette optique, elles en viennent plutôt à sélectionner les rôles qu’elles souhaitent endosser, bien que cela leur fasse vivre des tiraillements internes; tel que nous les présente Cécile, quant à un accompagnement en défense des droits.

C'est ben, ben, ben technique, c'est très objectif. C'est un processus; voici....étape 1, étape 2, étape 3. Et de l'autre côté, je suis quand même sensible à ce qu'il vit à travers ça et comment lui perçoit la situation. (…) (Hésite) Mais en même temps… "moi je suis là pour l'éclairer sur le processus", et comment il le vit, comment il le perçoit, ça lui appartient…et je peux l'aider un peu à dépoussiérer certaines de ses perceptions, mais au final, moi je suis là pour l'accompagner dans un processus. (Cécile_3: 22)

On constate dans cet exemple que Cécile exerce un travail de négociation interne entre un engagement empathique (voire émotionnel) auprès de Michel et l’impératif des démarches à accomplir, dont elle est la «gardienne». On peut clairement y lire les allers-retours de l’intervenante entre les deux postures. On voit ici comment, de par la mise en pratique de son pouvoir discrétionnaire, Cécile accepte d’endosser une certaine variété de tâches pour s’adapter à des accompagnements diversifiés. Mais sur d’autres registres, elle identifie plutôt des limites, en indiquant qu’un certain type d’intervention ne relève pas de son rôle.

Un autre exemple dans lequel cette stratégie de sélection des rôles est mobilisée est lorsque, par manque de temps pour pouvoir remplir un éventail de tâches, Yasmine décide de se désinvestir d’un des rôles que le contexte organisationnel lui fait porter: celui de médiatrice.

"Si vous avez un conflit, on considère que vous êtes des gens adultes, responsables. Parlez correctement ensemble! (…) Moi, si vous me dites: "Telle personne me dérange, je veux que tu ailles voir la personne et lui dire qu'elle me harcèle". "Écoute, je suis désolée, je ne peux rien faire pour toi!" (…) Par contre, je suggère toujours: "Réglez le problème vous-mêmes! Ça fait partie de votre autonomie." Et moi je ne me considère pas comme médiatrice, parce que je n'ai pas fait d'études là-dessus. (…) mon

coordonnateur m'a demandé de faire ça, mais j'ai dit NON! (…) Je lui ai dit: "Je ne peux pas être intervenante et médiatrice, ce n'est pas possible!" (Yasmine_2-3: 5-6)

Alors qu’elle est contrainte par son milieu de pratique à endosser des rôles divers, Yasmine nous expose comment elle s’oppose ouvertement aux impératifs hiérarchiques qui lui paraissent trop demandant et prenant. De ce fait, elle désinvestit ce rôle de médiatrice et responsabilise collectivement les résidents et résidentes avec qui elle travaille. Le bon fonctionnement du «voisinage » relève, selon elle, de l’exercice de leur autonomie. Ce qui nous amène à considérer que les intervenantes en arrivent aussi à sélectionner certains rôles plutôt que d’autres, lorsqu’elles se disent débordées.

En complément, on constate que l’autonomie qu’ont les intervenantes pour décider de mettre en œuvre certaines décisions plutôt que d’autres leur vient principalement des possibilités qu'elles ont au sein de leur cadre organisationnel, leur permettant de se désengager de certaines interventions trop contraignantes. En effet, lorsqu’il existe d’autres moyens de répondre aux besoins des personnes accompagnées, cela a pour effet de limiter la quantité de rôles qu’elles doivent endosser. Cela leur permet de sélectionner ceux qui s’arriment à leurs valeurs professionnelles et de recommander certaines personnes accompagnées vers d’autres services pour le reste de leurs besoins. Ce sont dans ces espaces qu’elles remettent en question, modulent (dévient de leurs rôles), ou tout simplement ignorent certaines des responsabilités qui sont les leurs (sélectionnent leurs rôles); transformant du même coup leurs relations d’accompagnement, en y intégrant des aspects plus personnalisés ou impersonnels.