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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.4. Déstabilisations mutuelles

5.4.5. Discréditer

Une autre des stratégies utilisée par les deux groupes d’acteurs et d’actrices pour augmenter leur autonomie dans le cadre de la relation, est le fait de discréditer l’autre en tant qu’agent épistémique. Mais ces dynamiques se font ressentir de manière beaucoup plus unidirectionnelle que les autres. C’est-à-dire, que dans un seul récit d’explicitation nous trouvons un exemple où la personne accompagnée remet en question le savoir de l’intervenante. Dans un échange entre Cécile et Michel, l’intervenante rapporte qu’il lui dit à quelques reprises :

« tu ne peux pas comprendre » ou encore « tu n’as pas idée ». Michel envoi le message à

l’intervenante qu’elle ne peut pas saisir son vécu, parce qu’elle n’a pas une connaissance expérientielle de ce qu’il lui raconte. La personne accompagnée discrédite alors l’intervention, pour affirmer son autonomie.

Mais, les exemples qui suivent illustrent plutôt des dynamiques où, dans les jeux d’autonomie qui s’élaborent en pratiques, les intervenantes font appel à leur pouvoir de questionner ou de

informations « hors propos ». Nous parlons ici d’autonomie différentiellement distribuée, dans la mesure où la remise en question des connaissances d’un groupe par rapport à l’autre n’est pas la même. En effet, c’est leur statut professionnel qui permet aux intervenantes de juger la crédibilité épistémique des personnes qu’elles accompagnent en triant, sélectionnant, validant

ou discréditant l’information qui leur est présentée.

Parfois, c’est sur la base d’une attribution du discours aux symptômes des problématiques de santé mentale, que leur parole est évaluée ou rejetée. Par exemple, on constate que pour l’une d’entre elles, lorsqu’elle considère que les propos de la personne accompagnée ne correspondent pas à sa manière d’envisager ce qui serait le mieux pour elle, l’intervenante les considère incohérents.

Quand tu continuais la discussion avec Denis tu [frappais] (…) un mur. Parce que Denis...au début c'était bien et tu pouvais le ramener, mais tout à coup, il mélangeait les trucs et il disait n'importe quoi.

Par exemple: "Est-ce qu'une maison supervisée c'est bien pour toi?"

"Oui c'est vrai, pendant 3 ans je n'ai pas consommé et… (prend un ton plus énervé), mais tu sais, oui c'est bien, mais non ce n'est pas bien, parce que (...) je n'étais pas libre" Il partait dans d'autres directions. (…) Ben moi je coupais ses propos. (…) parce que tu sais Denis, il n'était pas comme ça (mimique un état calme), il était comme ça (se penche et bouge ses bras). Il faisait des mouvements. Des fois, quand je posais des questions il était comme ça (se replie sur elle-même et gratte son cuir chevelu). (Yasmine_2 : 15)

On voit dans cet exemple, comment, lorsque le discours de l’accompagné est empreint d’ambivalence, il est considéré par l’intervenante comme confus. Sans compter, que la forme du discours; décousu, accompagné d’une gestuelle particulière et de mimiques faciales, amène l’intervenante à y accorder moins de sens. La professionnelle parle aussi du fait d'avoir l'impression de « frapper un mur », alors que s’installe un désordre organisationnel, parce que la personne accompagnée n’acquiesce qu’en partie à ce qu’elle propose. Ainsi, par des formules telles « ce n’est pas cohérent », « c’est hors propos », « c’est irréaliste » ou encore, « ce n’est

pas constructif », les professionnelles écartent des segments de ce que leur disent les personnes

Dans le cadre d’un autre récit d’explicitation, l’intervenante nous explique ce qui l’amène à

remettre en question ou du moins ne pas baser ses interventions sur l’information donnée par la

personne accompagnée. En effet, ce n'est pas tant ce qu’elle dit, mais plutôt « comment » elle le raconte; l’intonation de sa voix, la cohérence de ses idées, la temporalité de son récit, etc.

Ce n'est pas que ça ne pourrait pas être vrai...ce n'est pas que je ne crois pas nécessairement son histoire. (…) c'est juste que dans son discours, il y a quand même beaucoup de choses qui sont (rires) quand même improbables! Ce n'est même pas, en termes des faits, plus que de comment elle le raconte! C'est plus de la manière dont elle est en train de l'exprimer, qui est décousue.... (Angela_2 : 18)

D’ailleurs, face à ce discours que l’intervenante qualifie de « décousu », elle ajoute aussi que c’est parce que la personne accompagnée « n’est pas 100% stable » qu’elle cesse d’essayer de comprendre ce qu’elle lui partage. Plus tard dans l’entretien, dans le cadre de moments plus réflexifs, alors qu’elle n’est pas en plein cœur du récit d’explicitation de l’intervention, l’interviewée ajoute des nuances entre une posture d’écoute et l’attribution de la crédibilité au discours de Geneviève.

Et je pense que mon rôle aussi...même si j'ai des doutes sur certains aspects, c'est d'écouter la cliente, offrir le support, et accepter ce que la cliente me dit comme [étant] vrai. De ne pas faire une remise en question à chaque fois. (…) Mon rôle c'est de la croire. (Angela_2 : 25)

L’intervenante fait alors référence à la manière dont son est rôle est structurellement défini autour de l’importance d’accorder une signification au discours de la personne accompagnée, bien qu’elle remette en question sa véracité en contexte relationnel.

On remarque aussi que certaines intervenantes justifient leur absence de considération pour les informations données par les personnes accompagnées en fonction de leur manque de connaissances ou d’outils linguistiques et/ou cognitifs pour expliquer ce qu’ils et elles vivent ou ressentent.

Mais lui ne s'explique pas vraiment son angoisse; il ne sait pas pourquoi il est angoissé, il ne sait pas pourquoi il a des symptômes d'angoisse. Il fait juste vivre ses symptômes et les exprimer et c'est ça qui fait ses crises. (Véronique_2 : 2)

À la lumière de ce constat, Véronique nous dit qu’elle décide d'appuyer ses interventions sur des perceptions collectivisées avec ses collègues, plutôt que celles que lui fournit Marc. On peut en conclure que certaines intervenantes vont baser leurs interventions sur les informations transmises par la personne accompagnée, seulement si elles ont préalablement déterminé que celle-ci est en mesure de « se raconter ». Il y a donc un travail de hiérarchisation du savoir et de la validité des propos –de par leur contenu ou leur forme- qui s’opère, et à travers lequel les intervenantes exercent du pouvoir sur la relation, en ne tenant qu’en partie compte des informations fournies par la personne auprès de qui elles interviennent.

Par ailleurs, lorsqu’elles considèrent que les personnes qu’elles accompagnent sont en mesure de produire une connaissance sur leur situation qui fait aussi sens pour elles, elles vont valoriser leur crédibilité épistémique et céder de leur pouvoir, pour leur laisser plus de pouvoir au sein de la relation. En effet, la construction de son récit de vie par la personne accompagnée est un indicateur d’autonomie que les intervenantes prennent en compte, lorsqu’elles tentent de mesurer la capacité de cette dernière à s'exprimer: « (…) il est conscient, il est capable de le

nommer. Il voit où ça accroche. Il voit ses "bugs".» (Sophie_2 : 14). Ainsi, les professionnelles

considèrent généralement comme étant favorable les capacités des personnes accompagnées à se dévoiler et à identifier des liens entre leurs démarches et leurs parcours. Elles leur reconnaissent alors des capacités analytiques et réflexives. L’exercice, qui consiste à parler de soi, est perçu par les professionnelles comme gage de leur indépendance réflexive, augmentant la marge de manœuvre qui leur est accordée.

On peut en conclure que les intervenantes possèdent un pouvoir différent de celui des personnes qu’elles accompagnent de par leur statut professionnel, qui leur permet de déterminer la crédibilité des propos de ces dernières. C’est effectivement un élément qui leur donne accès à plus de pouvoir dans la relation, pouvant sélectionner sur quoi elles choisissent d’élaborer leurs pratiques.

Finalement, on constate que dans un contexte de désordre interactionnel, où les efforts pour rétablir la mutualité ne portent pas fruit, les intervenantes et les personnes accompagnées mobilisent des stratégies qui visent à se déstabiliser mutuellement pour reprendre du contrôle sur l’interaction. Ils et elles peuvent tenter de marchander l’élaboration des démarches (buts) en jeu, c’est-à-dire d’offrir quelque chose en échange de l’engagement de l’autre. Ces stratégies

pour exercer du pouvoir sur l’autre prennent majoritairement la forme d’un contrôle de

l’information, d’une provocation de l’incertitude et d’une mise en scène du risque pour les

personnes accompagnées. Chez les intervenantes, c’est le contrôle de cette incertitude qui justifie des interventions plus coercitives ou qui remettent en question le discours des personnes.