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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.2. Jeu d’autonomie et désordre interactionnel

Au-delà d’une divergence quant aux buts de l’interaction, nous avons aussi trouvé dans les récits d’explicitation de nos interviewées des exemples où ce sont les personnes accompagnées qui déploient leur pouvoir pour engendrer un désordre interactionnel, soit, une rupture de l’interaction produite par une incompréhension persistante dans les échanges, par une démonstration d’émotivité ou encore d’agressivité. Le tout force l’intervenante à changer de stratégie d’intervention, afin de rétablir un ordre interactionnel.

Par exemple, lorsque les échanges entre la personne accompagnée et l’intervenante sont marqués par une incompréhension de l’information qui est partagée, l’intervention est alors caractérisée par un désordre interactionnel. C’est ce qui arrive lorsqu’Angela nous raconte comment elle tente de comprendre les habitudes de consommation d’alcool de Geneviève, en lui demandant quel est le dernier moment où elle a consommé.

Parce qu'elle m'a dit: "Il y a 2 semaines."

"Il y a 2 semaines? Tu es sûr que c'était il y a 2 semaines?" "Non, non, non"

Parce que je lui dis: "Mais je pensais que tu étais à l'hôpital?" Elle est comme: "Ah non, il y a quelques semaines!" (…)

J'ai dit: "Mais tu n'étais pas à l'hôpital il y a quelques semaines?" (Angela_2 : 17)

Alors qu’elle s’engage sur la trame narrative du récit de Geneviève, on constate que l’intervenante en devient vite dépendante. En réponse, elle nous raconte comment elle remet en

question le discours de l’accompagnée, pour tenter de trouver l’information « véridique », sans

quoi l’intervenante en arrive à adopter une stratégie de résignation.

C'était quand même difficile d'intervenir, je pense que sur le coup, à un certain moment, j'ai juste lâché prise. Parce que je me suis dit: OK, je vais essayer d'avoir le plus d'informations que je peux, mais en ce moment...le fait de fouiller et d'avoir toutes les informations ce n'était pas productif! Tu sais, je peux bien essayer, mais je n'arriverai pas à avoir ce que je veux! (Angela_3 : 17)

Face à ce désordre interactionnel, on dénote qu’Angela perd ses repères de sens et en vient à remettre en question la possibilité de l’interaction. Plutôt que de poursuivre une négociation visant à établir un récit cohérent, Angela se retire de l’échange.

Le désordre interactionnel peut aussi renvoyer à la manière dont les personnes accompagnées interagissent avec l’intervenante, de manière à créer une rupture dans la discussion, lorsque le

(…) il part de : je souris (…) à je pleure en (claque des doigts) 3 secondes. Donc, la majorité du temps où on est en rencontre, il est plus dans le : je pleure et là tu poses une question, tu re-focusses sur quelque chose de bien concret, il se calme, et 3 minutes après il repart dans l'émotion qui est toujours là, qui est toujours difficile. (Cécile_2 : 13) Dans l’extrait précédent, Cécile nous décrit comment Michel exprime son vécu selon une montagne russe d’émotions, à la fois explicitées, mais aussi dans son non verbal (sourire, pleurs, etc.). On constate que l’intervenante travaille constamment à sortir de cet espace émotif pour travailler et arriver à comprendre l’information qui lui est présentée. Elle exerce en amont un travail de détachement de l’émotivité qui accompagne le récit de Michel, mais celui-ci suscite aussi des émotions chez elle, qui ébranlent la construction de mutualités au sein du lien.

(…) c'est la personne qui me fait passer par toutes sortes de gammes d'émotions et...je passe de "ah le petit criss" à "maudit qu'il est attachant, il a quelque chose". Je passe de "je ne crois pas à son potentiel" à "il a tellement de potentiel, et mon dieu que j'y crois!" Tout ça en dedans de...des fois à l'intérieur de la même rencontre. (…) Et il m'en fait voir de toutes les couleurs des fois. (Cécile_3 : 31)

C’est d’ailleurs sur la base de cette difficulté à travailler avec ces affectes (ceux de la personne accompagnée, mais aussi ceux provoqués chez elle par celle-ci) que Cécile nous dit qu’elle identifie cette intervention comme l’illustration d’une situation empreinte de tiraillements. Aussi, c’est parfois au niveau du contexte physique dans lequel est livré le récit que l’intervenante sent qu’elle perd de son autonomie, étant contrainte par la personne accompagnée à l’écouter. En occupant les espaces de l’intervenante, elle l’engage, malgré elle, dans l’échange.

(…) il a tendance à arriver très proche de mon bureau (…) il arrive et il est carrément devant (mimique qu’il entre dans son espace physique) (…) il reste dans ma bulle. (Véronique_2 : 15)

En effet, Véronique nous raconte que lorsque les personnes qu’elle accompagne sont imposantes physiquement, qu’elle perçoit dans leurs comportements un potentiel d’agressivité (verbale ou physique) ou encore un risque, elle se sent engagée par obligation à écouter leur récit; bien

qu’elle a l’impression que ses propres mots sont sans portée. C’est ce qui caractérise le désordre interactionnel.

(…) tu sais des fois, il peut être un peu agressif (…) et sa force est quadruplée. Et

effectivement, tu ne te sens pas vraiment en sécurité quand il est dans cet état-là. Pas parce que je pense qu'il va m'agresser. Pas parce que je pense qu'il peut agresser quelqu'un, mais parce qu'il n'est pas là. Il n'est pas dans le monde réel, il n'est pas là avec moi. Et ma parole ne fait aucun effet. (Véronique_3 : 14)

En conséquence, lorsque la personne accompagnée s’impose physiquement auprès de l’intervenante, cette manifestation de son pouvoir en relation, engage l’intervenante malgré elle dans un échange. En plus, lorsque cette dernière perçoit qu’« il n’y a pas de discussion

possible », le sentiment de perte de contrôle sur la situation d’intervention est d’autant plus

grande pour la professionnelle qui nous dit : (…) à un moment donné, tu voudrais quasiment

"shaker" le résident et dire: "Hey! Tu m'écoutes-tu? Arrête ta crise!" » (Véronique_3 : 21). En

effet, on constate qu’il peut être très confrontant pour ces dernières de perdre le pouvoir que leur procure la parole sur autrui, celle-ci étant leur principal outil de travail. On peut en déduire qu’elles se sentent alors complètement dépendantes de l’absence de réciprocités ou de possibilités d’échanger.

Somme toute, les intervenantes semblent assez dépendantes de ce désordre interactionnel. Elles se disent « résignées », « impuissantes » ou en « perte de contrôle » lorsque les interactions interventionnelles prennent la forme d’un désordre, de par le déploiement de l’autonomie des personnes accompagnées et l’expression de leur pouvoir en relation, qui provoquent une rupture dans l’échange. Cette rupture est parfois produite pas une incompréhension persistante entre les deux parties ou par une démonstration d’émotivité ou d’agressivité de la part de la personne accompagnée. Les professionnelles mobilisent alors des stratégies qui leur permettent de ne pas céder leur pouvoir en se désengageant de l’échange ou en se détachant de l’émotivité de la personne accompagnée.