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3. Accéder aux pratiques d’intervention explicites et tacites

3.1. Plan de la recherche

3.1.1. Enjeux et positionnements épistémologiques

Dans le cadre de cette section, nous souhaitons présenter les principaux enjeux épistémologiques soulevés par notre recherche et les avenues que nous avons empruntées pour nous positionner en fonction de ces derniers. Nous découperons la problématique épistémologique en trois niveaux. Premièrement, nous regarderons comment construire des données sur une situation d’interaction de nature interventionnelle, alors que nous ne l’avons pas observé directement. Deuxièmement, nous nous attarderons à la manière de travailler à partir de données construites subjectivement par un seul des deux groupes d’acteurs et d’actrices formant la dyade de l’interaction : l’intervenante. Troisièmement, tenterons de comprendre comment favoriser la rupture de notre double identité de chercheuse et de praticienne de l’intervention psychosociale en santé mentale.

➢ Surmonter l’impossibilité d’observer les pratiques

Tout d’abord, nous croyons que si l’on veut appréhender une réalité qui se cache dans les relations d’intervention, nous devons miser sur la parole des sujets eux-mêmes, pour en comprendre les logiques sous-jacentes (Mouchet, 2014). Ainsi, lorsqu’il ne nous est pas possible, pour des raisons de confidentialité, d’observer les interactions directement (en assistant à des rencontres entre les intervenantes et les personnes qu’elles accompagnent) ou encore indirectement (en regardant une vidéo de ces rencontres ou en écoutant un enregistrement audio), il importe d’élaborer une méthodologie alternative valide. C’est à cet égard que

l’entretien d’explicitation nous est apparu comme une technique assez fiable, nous permettant

de recueillir des données portant sur les interactions dans le cadre d’interventions (Vermesche, 1998, 2016; Martinez, 1997; Manchet, 2014; Lemonie, 2014).

Cette technique d’entretien consiste à conduire l’interviewée dans la production d’un compte rendu d’un épisode d’interaction, qui s’éloigne le plus possible d’un récit de la pratique en général. Il porte plutôt sur la reproduction cognitive et minutieuse du déroulement de l’intervention, avec comme objectif d’accéder aux pratiques tacites aussi bien qu’explicites. (Vermersch, 1994). Ainsi, on amène les interviewées à rester le plus près possible du déroulement des interactions (par exemple : l’ordre des actes de chacun et chacune, les gestes qui les accompagnent, les mots employés, les motifs précis, etc.). La force de cette technique est de faire ressortir la connaissance incarnée dans les actions, par les actrices de celles-ci, de la façon la plus fidèle possible (Fabre, 2006).

Par contre, la faiblesse principale de cette méthode est que la rétrospection peut être trompeuse. L’entretien d’explicitation est un outil pour travailler la mémoire, ce qui soulève un enjeu dans la mesure où la mémoire n’est pas infaillible. En contrepartie, la méthode ne cherche pas à établir la validité des connaissances que nous avons tenté de reconstruire en fonction de leur similitude à une matérialité donnée. Elle vise plutôt l’accompagnement des interviewées dans un travail de reconstruction de leurs pratiques; les rendant intelligibles (Van der Maren, 2006). Elle cherche alors à éliciter le récit d’un épisode ou d’une activité singulière (Vermersch, 1994, Martinez, 1997).

Ainsi, pour pallier à cette première limite qu’est la rétrospection, et mobiliser l’entretien

d’explicitation comme outil de collecte privilégié, nous nous appuyons sur la nature même de

ces entretiens. C’est-à-dire, où on y préconise comme point de départ : une tâche réelle, performée par les répondantes, en l’occurrence, par les professionnelles de l’intervention, en interaction avec une personne accompagnée. En ce sens, nous encourageons la répondante à faire appel à des outils mnésiques, tels que ses notes de travail, pour reconstruire l’épisode. D’ailleurs, les questions doivent l’orienter dans une construction chronologique et fine des évènements, en cherchant le plus de détails, permettent de réduire des écarts de mémoire et de faire ressortir une plus grande complétude d’informations. Et ce, dans la mesure où l’objectif, au-delà d’une traduction la plus littérale que possible de la réalité, est de faire ressortir les éléments d’un sens subjectivement élaboré par les intervenantes, et influencé par la construction que s’en font les personnes qu’elles accompagnent, lors de leurs interactions. Il s’agit d’une

épistémologie interprétative, alors que la connaissance émerge d’un travail de construction d’un

sens subjectif –avec plusieurs sources d’influences.

➢ Interviewer un seul groupe d’acteurs ou d’actrices

Deuxièmement, mentionnons que l’emploi de l’entretien d’explicitation pour collecter un récit de pratiques auprès d’un seul des groupes d’acteurs et d’actrices de la dyade interventionnelle, est une autre faiblesse de la méthode. Nous avons sélectionné uniquement les intervenantes comme groupe témoin des interventions, car nous croyons que leur posture, à la fois d’observatrices et d’actrices des enjeux et problématiques propres à l’objet de leurs interventions rendent leur description de ces dernières très riches. Soulignons que pour obtenir un portrait plus complet des situations que nous analysons, nous devrions également inclure la perspective des personnes accompagnées à notre étude, mais pour des raisons pragmatiques, cela fera l’objet d’une autre recherche comportant des méthodes de collectes de données diversifiées. En effet, nous n’avons pas cru favorable de réaliser des entretiens d’explicitation avec les personnes accompagnées, car nous croyons que la distinction entre la reconstruction d’un épisode clinique et une discussion d’ordre clinique pourrait être un glissement difficilement évitable. C’est pourquoi, le fait d’obtenir des données pertinentes et symétriques, en dehors d’une observation des épisodes d’intervention, était un défi en soi.

Par ailleurs, nous pourrions considérer que dans la dyade interactive, nous nous sommes arrêtés à interviewer les actrices (les intervenantes) qui sont en position avantageuse, en opposition aux personnes accompagnées. On pourrait alors croire que l’on présente une version de la réalité de l’intervention de la perspective du « dominant ». Mais comme nous le savons (White et Roberge, 1995-2000), il n’est pas du tout à tenir pour acquis que l’intervenante est dans une position avantageuse. Elle a certains avantages (de par son expertise, son autorité, etc.) – et, à travers un entretien d’explicitation, il est possible d’apprendre si et comment elle les déploie dans ses interventions auprès des personnes qu’elle accompagne. Par contre, si elle fait face à des résistances provoquées par les manifestations de l’autonomie des personnes accompagnées, qui limitent son influence, ou si elle se sent coincée dans son autonomie par le cadre organisationnel dans lequel se déroule l’intervention, ou toute autre raison la contraignant, cela ressortira aussi dans le cadre d’un entretien d’explicitation. En somme, loin d’être une solution

parfaite à l’absence d’accès à des données symétriques des deux participants et participantes, l’entretien d’explication, avec un seul membre de la dyade, peut permettre une interprétation valide, si partielle, de l’interaction entre les deux.

➢ Rupture épistémologique entre pratique et recherche

Troisièmement, nous devons aussi réfléchir à la rupture épistémologique dans le cadre de ce travail de recherche, notamment compte tenu de notre propre identité d’intervenante. Considérons le postulat qui consiste à dire que la chercheuse ne peut pas sortir de sa condition d’interprète, c’est-à-dire que c’est à elle que revient la tâche de situer le sens donné par les intervenantes à leurs pratiques (Racine, 2006). Notre posture, dans ce contexte, est de nature particulière et comporte des faiblesses, puisque nous avons une connaissance expérientielle de notre objet. Les questions qui émergent dans le cadre de cette recherche s’enracinent d’abord dans nos propres pratiques d’intervention. Cela comporte des risques, tel que celui de construire des données en se référant à notre empathie pour les actrices qui nous les présentent.

C’est pourquoi, pour pallier à cette faiblesse et arriver à opérationnaliser cette rupture, il est central en tant que sociologue de se donner une problématique différente de celle mise de l’avant par les actrices de la situation à l'étude (Fabre, 2006). Alors que le discours des intervenantes se centre sur les détails d’une interaction, proposant des significations cliniques, stratégiques et réflexives, de tout ce qui s’est passé, notre regard de chercheuse se pose plutôt sur les jeux d’autonomie et de pouvoir qui ressortent de ce discours. Ainsi, par cette problématique de recherche et des concepts sensibilisants, tel qu’explorés dans le chapitre précédent (cadre d’analyse), nous pouvons dépasser un simple effort de reproduction du sens donné à la situation par les interviewées. Nous sommes alors dans un travail d’interprétation de deuxième ordre (une interprétation des interprétations que font les intervenantes de leurs pratiques) qui s’appuie sur notre cadre d'analyse; qui lui relève de notre problématique de recherche. En nous appuyant sur un cadre alternatif –théorique, qui nous permet de prendre de la distance, nous nous aidons à limiter cet enjeu épistémologique qu’est la double posture.

À la lumière de ces faiblesses épistémologiques et des pistes réflexives que nous avons empruntées pour nous positionner quant à ces dernières, il nous est possible d’entrer au cœur de notre démarche. D’ailleurs, les sections qui suivent nous permettront de mieux cerner comment

les choix méthodologiques effectués dans le cadre de cette recherche, notamment par l’emploi d’une technique d’entretien d’explicitation, ainsi que nos choix théoriques, sont tout autant les conditions de limites que d’une validité épistémologique.