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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.4. Déstabilisations mutuelles

5.4.1. Marchandage

Le marchandage consiste à céder de son pouvoir, pour ensuite utiliser ce lègue comme levier pour engager l’autre dans des buts qui font sens pour soi. Pour les intervenantes, cela se traduit par le fait d’accorder des « temps d’écoute », qui deviennent une monnaie d’échange pour ensuite contrôler l’objet des interactions. Ou encore, elles peuvent mobiliser une

information dévoilée par la personne dans le cadre de la relation, pour la convaincre d’adhérer

contrôle sur l’incertitude des interactions en responsabilisant les intervenantes pour la réalisation des buts de l’intervention.

Ainsi, trois des intervenantes que nous avons rencontrées nous ont décrits dans le cadre de leurs

récits d’explicitation, la présence de « temps d’écoute » où elles laissent libre cours au discours

de la personne accompagnée. Il s’agit d’un moment d’écoute sans interruption, où l’intervenante adopte une posture plus réceptive et où la personne peut « se raconter ». Jusque dans une certaine mesure, elles considèrent ce dévoilement d’information essentiel à leur travail. Par contre, elles nous expliquent qu’elles limitent et balisent aussi ces échanges unidirectionnels, pour amener la personne accompagnée à aborder un sujet (s’engager dans un but) qu’elles considèrent comme plus urgent ou plus important, soit l’objet des démarches en cours.

C'est moi qui nous ai ramenés! Parce que ça commençait à prendre de la place dans la discussion! Et je trouvais ça intéressant ce qu'il m'apportait et je voulais lui donner de l'espace, mais en même temps on déviait de plus en plus du sujet. Donc là, je lui ai dit: "Là Gilles, je vais nous ramener à aujourd'hui. Et à ta recherche d'emploi". (Sophie_2- 3 : 16)

Sophie nous explique qu’elle laisse la personne qu’elle accompagne «parler » ou «ventiler», pour ensuite pouvoir la « ramener» au sujet d’intérêt de la rencontre, tel qu’elle l’envisage – contrôlant alors les échanges. C’est ce que l’on envisage telle une stratégie de marchandage.

Aussi, dans une dynamique de marchandage, les intervenantes peuvent laisser libre cours au discours de l’autre pour ensuite l’utiliser comme levier d’intervention visant à engager la personne dans une démarche. C’est-à-dire, qu’elles remobilisent l’information qui leur est partagée par les personnes accompagnées pour les engager vers un but qui leur semble favorable.

Je lui ai aussi dit à ce moment-là : "Tu me parlais de tes relations tout à l'heure, avec tes collègues et ton besoin de reconnaissance, tes patrons...moi j'ai l'impression que ce qui pourrait VRAIMENT t'aider Gilles, c'est d'avoir un suivi de maintien. Qu'on puisse t'offrir un suivi de maintien ici. Mais pour ça, il faut que tu décroches un emploi! On veut travailler dans ce sens-là ensemble." (Sophie_2 : 18)

Dans cet exemple, on remarque que Sophie établit un lien entre son rôle et le vécu de Gilles. Si Gilles accepte de s’engager activement dans la démarche de recherche d’emploi, et que dans le

cadre de son rôle Sophie peut lui offrir du soutien dans son nouvel emploi, cela serait favorable, selon elle, vu les expériences passées de décrochage qu’il lui a racontées. On en conclut qu’elle utilise ce dévoilement quant à ses échecs, pour l’amener à être plus actif dans ses démarches – et ce, conformément aux attentes du programme.

Par contre, cette stratégie n’est pas uniquement employée par les professionnelles. C’est aussi en plaçant la responsabilité des démarches sur les épaules de l’intervenante que la personne accompagnée marchande son autonomie. Certaines tentent de gagner du contrôle sur la relation d’intervention en se déresponsabilisant quant à la mise en œuvre ou les résultats des démarches entreprises. Cette dynamique d’extériorisation de la responsabilité, vers la relation, permet à la personne accompagnée de s’en désengager. C’est ce que l’on retrouve dans les propos de Gilles, tels que rapportés par Sophie.

"(…) je comprends, vous avez une façon de faire ici à l’organisme. Mais tu sais, ça m'aurait vraiment aidé que quelqu'un soit super à l'aise avec les réseaux sociaux et puisse m'accompagner de cette manière-là." (Sophie_2 : 17)

C’est aussi le cas lorsque l’on constate dans le récit de Cécile, que Michel choisit de ne pas prendre la responsabilité de faire les suivis dans le cadre de sa demande de revenu en invalidité. Il dit à Cécile qu’il a rompu le lien avec l’agente qui lui donne de l’information dans le cadre de cette démarche.

"J’ai reçu un téléphone. Et je me suis pogné avec l’agente."

"OK. (soupir) Bon ben, est-ce qu'elle t'a laissé son nom, son numéro de téléphone, etc.?" "Oui, j'ai quand même pris la peine de prendre en note ses coordonnées. J'aimerais ça que tu l'appelles." (Cécile_2 : 14)

Cet exemple nous permet de comprendre que les personnes accompagnées arrivent à contrôler les relations d’intervention en remettant la responsabilité de la mise en œuvre de leurs démarches aux professionnelles qui travaillent avec elles. Aussi, lorsque Michel ne souhaite plus prendre part à la démarche, il dit à Cécile –tel qu’elle nous le rapporte- qu’il le fera seulement pour lui faire plaisir, lui faisant alors porter le poids de décider si elle veut ou non qu’il s’y engage.

"Oui, mais tu sais, toi et [une autre intervenante] vous m'accompagnez dans toutes ces démarches-là (…) et je le sais que vous mettez beaucoup d'efforts, je le sais que des fois vous faites même des affaires exceptionnelles pour moi, et je l'apprécie, mais là si j'abandonne j'aurais l'impression que vous pensez que je n'apprécie pas l'aide que vous me donnez." (Cécile_2 : 19)

C’est le début de la négociation, dans la mesure où lorsqu’il dit ne pas se sentir libre de choisir s’il veut ou non compléter la démarche, nous constatons qu’il est plutôt en train de contraindre l’intervenante à statuer sur un enjeu relationnel (soit, son sentiment de déception) pour lui donner une raison de ne pas compléter la démarche (c.-à-d. de se désengager). On peut alors faire l’hypothèse qu’il rejette la responsabilité sur une dynamique extrinsèque (la relation d’intervention) plutôt que d’attribuer ses décisions de manière intrinsèque (à ses propres processus cognitifs autonomes). C’est ainsi qu’il impose à l’intervenante de statuer sur ce qu’il devrait faire, en fonction de ce qu’elle décide. Ce à quoi elle répond : « On est ici pour qui

aujourd’hui Michel? Est-ce qu’on est là pour moi ou on est là pour toi? » (Cécile_2 : 19). Cette

question rhétorique, qui vise à affirmer qu’il est l’acteur principal de la démarche, sert d’outil à Cécile pour refuser la posture de dépendance dans laquelle il la place. Elle passe par contre à côté du fait qu’elle est, elle aussi, une actrice centrale de la démarche.

En effet, nous avons vu dans le chapitre précédent que les professionnelles portent sur leurs épaules un ensemble de responsabilités qui les amènent à prendre certaines décisions quant aux services qu’elles offrent, mais aussi selon quelles contraintes elles doivent le faire. Ce qui, inévitablement, influence leurs attitudes par rapport aux personnes qu’elles accompagnent. Elles mobilisent leur pouvoir pour moduler l’engagement de la personne accompagnée. Elles tentent de les persuader de s’engager dans les démarches qu’elles jugent pertinentes, en leur offrant d’abord du soutien ou de l’attention, qui servent ensuite de levier d’activation. Mais les stratégies qu’elles mobilisent font aussi écho chez les personnes qu’elles accompagnent, qui marchandent leur indépendance en extériorisant la responsabilité des démarches à accomplir, les plaçant sur les épaules des professionnelles ou les enracinant dans des enjeux relationnels.