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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.4. Déstabilisations mutuelles

5.4.4. Mise en scène du risque

Les intervenantes que nous avons rencontrées ont mentionné à plusieurs reprises devoir travailler à partir des risques devant lesquels les personnes accompagnées les places. Parfois, le risque prend la forme d’une inquiétude quant à leur sécurité ou celle d’autrui (par exemple : la mention d’idées suicidaires ou d’un sentiment de persécution). Le risque peut aussi être associé au fait que la personne accompagnée se retrouve dans une posture socialement défavorable (sans logis, sans revenu, sans services, etc.) si elle ne complète pas des démarches. En ce sens, si la personne accompagnée se met à risques, cela change la relation; altère le jeu de pouvoir en sa faveur. Mais c’est entre autres cette mise en scène du risque qui permet aussi de justifier des interventions plus coercitives de la part des intervenantes; leur permettant à leur tour de gagner du contrôle sur l’incertitude qui règne.

Au niveau de l’évaluation du risque, c’est « l’instabilité » de la personne que les intervenantes tentent de mesurer, tel que nous l’explique Cécile : « (…) quand on fait l’évaluation du risque

suicidaire, il est toujours, toujours dans un risque suicidaire; il en parle! Il est à la limite menaçant avec le risque de passage à l’acte. » (Cécile_2: 1). Ainsi, lorsque le niveau de risque

réel, potentiel ou perçu tend à dépasser le niveau tolérable par l’intervenante ou l’approche et/ou les instances qu’elle incarne, l’intervenante met en œuvre un ensemble de mesures et de démarches pour le baliser –pour tenter de gagner le contrôle sur l’incertitude qui règne. C’est une manière dont l’autonomie des personnes accompagnées est restreindre par les intervenantes, dans un effort de prévention et de contrôle.

Dans cette intervention-là, c'était aussi que je voulais que la cliente reste! Et je voulais que la cliente reste parce que je ne la sentais pas stable. (...) Donc, c'est un peu de (hésite) prendre les éléments que la cliente me donne, et les utiliser comme levier d'intervention. (Angela_2 : 23)

Dans d’autres cas, on constate que les intervenantes vont directement remettre en question ou confronter les décisions des personnes accompagnées. Leurs présentations d’options ou de démarches ne sont pas seulement suggestives, mais impératives. C’est une dynamique d’exercice de leur pouvoir pour limiter les risques. À cet égard, Véronique nous explique :

« (…) je le sentais fragile. Disons qu'il avait besoin de se reposer. Donc là, je lui ai redit d'aller dans sa chambre.» (Véronique_2 :12).

Plusieurs ont mentionné que la particularité de leur rôle qui consiste à gérer les « risques » associés à la santé mentale, les amène à « serrer la vis », à « contenir » ou « baliser » les décisions et actions des personnes qu’elles accompagnent. À cet effet, la prénotion qui est souvent mise de l'avant pour justifier l’exercice de leur pouvoir est le fait que l’intervenante pense savoir ce qui est préférable pour la personne accompagnée. On peut alors parler de dynamiques « paternalistes », où cette impression d’être un meilleur juge quant à ce qui est favorable pour le bien-être des personnes accompagnées permet aux intervenantes de trouver des points d’appui pour justifier des interventions plus directives.

Je ne pense pas que j'ai demandé "est-ce que vous le voulez", j'ai dit: "Je vais vous donner votre PRN, [médication « au besoin »]. Je pense que ça va vous faire du bien." (…) Habituellement, on lui impose, parce qu'il ne va jamais la demander, en fait sa médication ça l'angoisse. (Véronique_2 : 8)

Par contre, ces interventions qui mobilisent des registres de restrictions plus fermes (l’exercice du pouvoir de l’intervenante sur la personne), sont aussi une source de dépendance pour les intervenantes, dans la mesure où elles ne savent pas quelles réponses elles susciteront chez la personne accompagnée (l’exercice du pouvoir de la personne accompagnée sur l’intervenante). Par exemple, Angela nous dit : (…) c'est des interventions qui me rendent un peu moins

confortable, parce que c'est plus confrontant. Et on ne sait jamais [comment la personne va réagir], c'est comme une boîte à surprise (Angela_2 :15). En effet, la mise en jeu du risque est

une stratégie mobilisée par les personnes accompagnées pour augmenter l’engagement de l’intervenante à la dynamique d’intervention; lui faisant alors vivre un échec si le risque se concrétise.

D’ailleurs, dans certains cas, elles identifient que ces décisions ou pistes d’actions sont le fruit de leurs propres inquiétudes; leurs tentatives pour gagner du contrôle sur l’incertitude qui règne. C’est ce que nous partage Yasmine, lorsqu’elle dit : « peut-être que c'est MOI qui voulais que

Denis soit vraiment bien. Mais moi je le voyais dans un état, où il n'est même pas conscient de son état. » (Yasmine_2 : 9). L’intervenante réalise qu’il y a un écart entre son objectif quant à

l’intervention et celui de Denis; ce qui forme la matrice de leurs négociations. Dans une autre situation, l’intervenante avance que la personne accompagnée peut prendre des décisions autonomes, bien que celles-ci ne soient pas forcément favorables pour elle. Elle tolère le risque, pour ne pas être dans une posture coercitive. Par contre, lorsque nous lui demandons si elle considère que la personne accompagnée est en mesure de prendre des décisions, elle nous répond : « Ah oui! Ça, c'est sûr! Mais est-ce que cette vie est bien pour lui? C'est ça la

question. » (Yasmine_2 : 26). On en conclut que parfois les intervenantes constatent le risque et

choisissent de ne pas agir en fonction de celui-ci.

Ainsi, si la personne pose un risque pour elle-même ou pour autrui, cela change la relation et altère le jeu de pouvoir de façon à augmenter son contrôle sur la relation. Par contre, face à la peur que certaines situations néfastes pour les personnes accompagnées se réalisent et dans une optique de prévenir les risques qu’elles posent pour elles-mêmes, les intervenantes déploient leur autonomie pour reprendre du contrôle sur la situation. D’ailleurs, nous faisons l’hypothèse que cette posture de dépendance sert aussi à légitimer le déploiement de leur pouvoir en relation, pour contraindre ou baliser les décisions et actions des personnes qu’elles accompagnent.