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5. Les relations d’intervention comme espace de négociation de l’autonomie

5.1. Les négociations : la rencontre de buts divergents

Rappelons que les épisodes d’interventions qui constituent les cas à l’étude sont par définition des situations non-routinières et conflictuelles. Dans un contexte de tiraillements, la prémisse est qu’il y a un différend à concilier; c’est la rencontre de deux réalités qui se contredisent. Au-delà du motif de la rencontre et de la trajectoire de l’intervention, telles que prétendues, il existe en parallèle des buts tacites de part et d’autre qui guident l’interaction et qui sont parfois divergents. C’est pourquoi la mutualité sur laquelle l’ordre interactionnel se construit est constamment menacée et chacun et chacune déploie des stratégies pour tenter de l’élaborer. Explorons donc plus en détails ces dynamiques d’allers-retours, afin d’identifier les sources de tiraillements et la manière dont chacun et chacune tente d’augmenter son pouvoir (pouvoir de) en relation.

Tout d’abord, on constate que les interventions sont des espaces de négociations dans la mesure où les buts et les agendas (explicites, cachés, tacites) des intervenantes et des personnes accompagnées ne sont pas les mêmes. Lorsque les personnes auprès de qui elles interviennent ne partagent pas les mêmes buts que les intervenantes, elles refusent parfois en bloc ce que propose la professionnelle. C’est le cas, lorsque Denis11 parle de son mal-être relationnel et de son problème de toxicomanie à Yasmine.

"Je sais que je ne vais pas bien"

J'ai dit: "(…) Si tu veux, moi je te donne mon téléphone. Appelle maintenant un endroit pour demander de l'aide"

"Non, non, non, je ne veux pas faire ça." (Yasmine_2 : 10)

Cette négociation autour des buts de l’intervention peut aussi prendre la forme de démarches dans lesquelles les intervenantes tentent d’engager les personnes accompagnées, alors que leur besoin est d’une autre nature. Par exemple, alors que Cécile tente de convaincre Michel de s’engager dans la réalisation d’une seconde expertise psychiatrique (telle que demandé par la

Régie des rentes du Québec pour avoir accès à un revenu d’invalidité), elle nous rapporte les

propos de celui-ci qui exprime à plusieurs reprises qu’il ne souhaite pas entamer cette démarche : « "Il n'en est pas question! Je ne veux rien savoir!" » (Cécile_2 : 12). Plutôt que d’accepter le refus d’implication de Michel, Cécile s’engage dans une argumentation –car les buts de l’accompagnement sont centrés autour de cette démarche pour la professionnelle.

"OK. Qu'est-ce que toi tu as à gagner, entre guillemets, de jouer cette game-là?" (…) "OK. Est-ce que quand même ce [premier] revenu supplémentaire là n'a pas tempéré certaines affaires?" (…) "Est-ce qu'un revenu encore plus élevé que celui-là ne tempèrerait pas encore plus certaines affaires?" (Cécile_2 : 16-7)

L’intervenante fait appel à l’établissement de réciprocités12 dans le cadre de démarches passées

et des retombées positives qu’elles ont eues pour l’accompagné, pour le convaincre de s’engager à nouveau dans une démarche où les buts sont partagés.

Aussi, lorsque les deux parties sont déjà engagées dans une démarche, à la suite d’une entente sur les buts de l’intervention, on retrouve dans les récits de nos interviewées des exemples où les personnes accompagnées ne les mènent pas à terme ou ne font pas ce qui est considéré par les intervenantes comme « leur côté de la démarche ». Par contre, on constate que les professionnelles font preuve de flexibilité quant à ces situations où les buts demeurent divergents (ou à négocier) malgré une entente préliminaire. Elles nous disent que dans ces contextes les buts élaborés sont sûrement inadéquats pour la personne accompagnée: c’était

« une démarche qui a été trop difficile pour lui de faire », « on lui demandait des choses avec lesquelles il n’était pas d’accord » ou encore, ça prenait « beaucoup trop d’investissement de

12 Les stratégies mobilisées par les intervenantes et les personnes pour exercer le déploiement de leur autonomie

sa part ». Ce qui nous permet de comprendre comment se jouent et se rejouent des négociations

en relation sur la base d’agendas différents et changeants.

De plus, à la lumière des récits d’explicitation de nos interviewées, nous remarquons que les intervenantes tentent d’investir la personne accompagnée dans des démarches cohérentes avec leurs rôles, alors que cette dernière recherche parfois tout simplement de l’écoute. Dans certaines situations, une disjonction entre les buts de chacun et chacune donne lieu à des échanges qui ressemblent à deux monologues en parallèle, où chaque partie met en scène son pouvoir de traiter de ce qui lui semble important au sein des échanges.

"C'est ça, tu le sais qu'ils m'ont demandé une deuxième expertise? Tu vois bien, je te l'avais dit qu'ils n'allaient pas me lâcher!"

(…) Donc, on est allé s'assoir à la table, là il est venu pour repartir avec le même discours et j'ai dit: "D'abord, et avant tout, j'aimerais ça que tu me parles de la première expertise que tu as passée au mois de juillet. J'aimerais ça que tu me parles de ça. Tu sais, tu anticipais que ça allait être très difficile, donc parle-moi en!" (Cécile_2 : 8)

Dans les propos que nous rapportent Cécile, on en comprend que Michel, dès le début de la rencontre, tente de verbaliser son découragement quant au fait de devoir subir une seconde expertise psychiatrique. Cécile, qui n’a pas eu de rencontre avec lui depuis le déroulement de la première expertise –dans laquelle elle l’a accompagné, souhaite plutôt que Michel s’engage à discuter des démarches passées: "Oui Michel, je sais tout ça. Je sais tout ça. Je veux que tu me

parles de CETTE journée-là, comme ç’a été?" » (Cécile_2 : 8). Elle exerce son pouvoir pour

provoquer une césure dans le contenu discursif dans lequel s’est engagé Michel, car le but premier de la rencontre n’est pas celui-ci, selon elle.

Alors, on peut en déduire que Cécile tente d’investir Michel dans une conversation cohérente avec son rôle : discuter du déroulement d’une démarche passée dans laquelle elle l’a accompagnée. Mais, elle nous rapporte que Michel, lui, souhaite plutôt parler de ce qu’il ressent face à la venue d’une nouvelle évaluation. On constate qu’il refuse de parler de la démarche en soi et déploie alors son pouvoir pour tenter d’engager l’intervenante dans une posture d’écoute. En ce sens, au sein de la relation d’intervention, la mutualité sur laquelle l’ordre interactionnel se construit est constamment menacée par des buts divergents (explicites ou tacites) et chacun

et chacune déploie des stratégies pour tenter de maintenir l’échange. Par exemple, pour engager Michel dans un récit qui fait sens pour elle, l’intervenante choisit une stratégie qui consiste momentanément à valider ses perceptions, pour ensuite utiliser ce moment où elle cède de son pouvoir, comme monnaie d’échange pour remettre de l’avant son objectif : parler des démarches en jeux.

(…) au-delà de ça, tu as trouvé la journée longue, je l'entends, je le comprends et je suis d'accord avec toi 9H à 5H30, oui même moi j'aurais trouvé ça long! MAINTENANT, l'expert était comment avec toi? Comment est-ce que tu as vécu ça?" (Cécile_2: 9)

Ces allers-retours nous permettent de constater les dynamiques interactives qui se mettent en place lorsque les buts explicites et implicites des professionnelles et des personnes qu’elles accompagnent ne sont pas les mêmes. Ils nous permettent de voir comment, chacun et chacune à leur tour, ils et elles jouent de leur pouvoir pour mettre de l’avant un but différent au sein de l’interaction interventionnelle.

Sommes toutes, les récits d’intervention de nos interviewées nous ont permis de constater que les interventions sont des espaces de négociation, car, pour assumer leur autonomie et exercer leur pouvoir, les personnes qu’elles accompagnent décident parfois ne pas investir certaines démarches proposées par le professionnelles –donnant lieu à des buts divergents au sein de la relation. Dans l’intervention, la mutualité sur laquelle l’ordre interactionnel se fonde est donc constamment menacée. Notamment, parce que les intervenantes tentent d’investir la personne accompagnée dans des démarches cohérentes avec leurs rôles (dicté par leur milieu de travail), alors que l’on constate que celle-ci semble parfois tout simplement chercher à être écoutée.