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C'est à [LOTMAN 99] que nous empruntons le concept de sémiosphère. Et c'est à la relecture de [SEMPRINI 03] et la notion de "mondes possibles" que l'auteur développe dans son ouvrage que nous tenterons un rapprochement avec l'univers pluriel de la bibliothèque. Les notions combinées de sémiosphère et de "mondes possibles" trouvent au travers du lieu de la bibliothèque, une illustration particulièrement adéquate et apportent l'approche conceptuelle qui sert de berceau au travail que nous avons élaboré dans le cadre de cette thèse de doctorat et que nous présentons dans le dernier chapitre.

Youri Lotman utilise le terme sémiosphère pour désigner le champ des études sémiotiques relatives à la compréhension des rapprochements culturels où l'idée de totalité et de médiation est proéminente. Centrale à ce concept, est apparue la nécessité de comprendre comment des cultures différentes voire même étrangères les unes des autres, finissent par établir des relations révélées par des codes, la langue naturelle et un système de sens de grande complexité.

"L'humanité immergée dans son espace culturel, crée toujours autour d'elle-même une sphère spatiale organisée. Cette sphère comporte d'une part des représentations idéologiques et des modèles sémiotiques. La connexion est bidirectionnelle ; d'un côté les édifices architecturaux copient l'image spatiale de l'univers et inversement cette image de l'univers est construite sur une analogie avec le monde de constructions culturelles créées par l'homme. (…) L'importance des modèles spatiaux créés par la culture réside dans le fait que, contrairement à d'autres formes basiques de modélisation sémiotique, les modèles spatiaux sont construits non sur une base verbale et discontinue, mais sur un continuum iconique. Leurs bases sont des textes iconiques perceptibles visuellement, et leur verbalisation est secondaire. Cette image de l'univers se danse mieux qu'elle ne se dit, se dessine, sculpte ou bâtit plus qu'elle ne s'explique logiquement." [LOTMAN 99, p. 147]

5.3.1 La bibliothèque : sémiophère ?

Comme nous l'avons vu, chercheur (en Sciences de l'Information et de la Communication), historien, conservateur des bibliothèques, architecte accordent à la bibliothèque une, voire même plusieurs dimensions sémiotiques [BERTRAND 04] [LE MAREC 03] [RIBOULET 96] : espace social plurivoque, objet de sens, objet

faisant sens, sens global, etc. expriment différemment la multiplicité sémiotique dont

est génératrice la bibliothèque.

Abordée de façon primaire, la bibliothèque pourrait s'appréhender comme l'association d'une structure architecturale à un programme réglementaire d'achats de ressources documentaires. Or, la réalité opératoire de la bibliothèque souligne qu'elle est un système propice aux inférences multiples, un projet culturel que la société civile et l'institution lui confient, afin de conserver, préserver et diffuser les connaissances, afin, grâce aux communautés savantes, de produire effectivement du

savoir [MAIGNIEN 97, p. 83]. A partir de là, un grand nombre de voies, prémices à

l'élaboration de sens se font jour. L'activité des bibliothécaires n'en est pas une des moindres. Les nombreuses tâches et fonctions qu'ils sont amenés à assumer dans ce lieu de pratiques professionnelles, n'occultent pas l'interprétation personnelle que chacun peut faire du projet intellectuel de constitution des collections. Cette interprétation, qu'elle aille puiser dans les convictions personnelles du bibliothécaire ou qu'elle relève sa rigueur professionnelle, tend à favoriser encore une fois les constructions de sens qu'initient, au gré de leurs parcours personnels, l'étudiant, le chercheur et l'enseignant.

La bibliothèque se montre espace de convergences, à la fois attracteur, passerelle et catalyseur, où le bibliothécaire, l'étudiant, le chercheur et l'enseignant se rencontrent, se croisent, se trouvent par personnes ou par ouvrages interposés. Chacun des quatre acteurs s'inscrit dans des univers sociaux et culturels porteurs d’habitus qui, tout en les caractérisant, et bien qu'inégalement distants les uns des autres, sont fortement corrélés. Chacun trouve une place, une raison d'être, une raison d'agir en ce lieu qui pourtant n'est destiné ni particulièrement à l'un ni spécifiquement

à l'autre mais qui au demeurant, offre à chacun, à des portées variables, de quoi nourrir un projet intellectuel personnel.

Avec la bibliothèque, c'est presque à une transposition immédiate, tout juste adaptée, que les propos de Lotman cités plus haut trouvent à s'appliquer. Indéniable structure spatiale organisée, la bibliothèque entre autant en incidence avec le modèle culturel du bibliothécaire, qu'avec celui de l'étudiant, de l'enseignant ou du chercheur. Elle devient bien un objet multiple que chaque représentant pourra s'approprier en fonction de ses axes de travail et de son identité, où chacun conjuguera, à son intention, les ressources et les services qui y sont proposés, dans le but d'alimenter une démarche méthodologique, une piste de recherches ou plus simplement une intuition.

5.3.2 Mondes et parcours possibles

Structure unique à l'usage de tous, la bibliothèque n'est pas typée pour servir préférentiellement l'étudiant, le chercheur ou l'enseignant avec toutes les variations que chacun des ces "profils" laissent entrevoir. Elle est au service de l'usager dont les attentes relèvent de connaissances relatives à l'enseignement et à la recherche. Elle offre un creuset commun à des cultures différentes qui reconstruiront leur propre monde au sein de l'édifice monolithique.

"La bibliothèque est un espace structuré et structurant. A la fois, lieu matériel et collections d'objets, la bibliothèque est aussi un ordre, une discipline de la mémoire, une domestication de l'accumulation. L'ordre, la structure sont à la fois les conditions et les effets de cette vocation de la bibliothèque à produire des significations de nature et de niveaux différents de celles des objets singuliers qu'elle renferme" [JACOB 01, p. 65]

Ainsi et malgré cette multiplicité, la bibliothèque ne sera perçue par l'étudiant, le chercheur et l'enseignant de la même façon, elle ne sera pas sollicitée suivant les mêmes modalités d'approches. C'est dans le regard "profilé" de chacun que la bibliothèque se reconstruit virtuellement pour correspondre à un monde adapté à leurs attentes spécifiques :

"Un monde possible est un système de références organisées et cohérentes, du moins du point de vue de l'individu qui s'y réfère. C'est donc un univers qui est éminemment

symbolique mais qui peut-être aussi tout à fait concret en raison de la coalescence des plans de références et multiplication des modalités d'accès au réel. Les mondes possibles entretiennent un rapport dialectique avec les individus. Ceux-ci contribuent activement à leur création, mais qui sont également en position de "consommation" par rapport aux mondes possibles déjà installés. Il est presque inutile de souligner que plusieurs mondes possibles coexistent dans l'espace social, parfois en se recoupant et parfois en s'opposant. Et un individu peut habiter ou fréquenter plusieurs mondes possibles, en séquence ou simultanément."

[SEMPRINI 03, p. 12]

"Les sources et les matériaux pour la construction des mondes possibles sont hétérogènes et disparates. Les médias représentent sans doute une source privilégiée, en raison de leur abondance et de leur omniprésence, mais un rôle de premier plan est tenu également par les industries culturelles au sens large, le cinéma, les communications de masse, les discours politique et intellectuel, la publicité, les marques, les loisirs. (…) Les individus contribuent activement à la production des mondes possibles, par leurs expériences, leurs pratiques, leur imagination. Ainsi, un monde possible est toujours la résultante d'une alchimie complexe de plusieurs ingrédients et d'une interaction permanente entre instances générales et instances particulières, entre le "système" et les acteurs.[SEMPRINI 03,

p. 13]

Lieu de ressources documentaires, humaines et technologiques, la bibliothèque offre aux usagers, quels que soient leurs profils, quelles que soient leurs attentes, ses moyens mutualisés. Communes à tous, aucune de ces ressources n'est pour autant destinée à un usager en particulier, n'est vouée à un type de recherches, elles se destinent à des combinaisons multiples dont la clef est directement liée à chacune des recherches documentaires menées par l'usager. En totale autonomie en fonction de sa connaissance de l'endroit ou avec l'assistance d'un bibliothécaire, l'étudiant, le chercheur ou l'enseignant va construire dans cette architecture fédérative son propre parcours de recherches et de découvertes qui comblera la distance entre l'objet même de sa recherche, de ses demandes et de ses interrogations aux éléments documentaires, informatifs ou bibliographiques censés y répondre en partie ou en totalité. Ces "mondes possibles" de la recherche d'informations qui se déploient sur le monde multidimensionnel de la bibliothèque construisent des parcours de lecture d'un espace, conceptuellement hypertextuel, organisé selon les directives institutionnelles et l'expertise des professionnels y oeuvrant.

La bibliothèque, hypertexte global, éminemment cohérent, élaboré par plusieurs intelligences, propose ainsi des ressources qui constituent les nœuds et des liens d'association produits par toutes les incidences que l'organisation intellectuelle, l'architecture et les systèmes de recherche informatisés créent explicitement et implicitement entre ces nœuds. Au-delà de sa configuration initiale cet espace invite à de multiples lectures des documentations savantes disponibles.