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3.2 Métaphoriser l’information

3.2.2 Métaphores spatiales des réseaux

Les représentations métaphoriques que l’on trouve sur le Web au travers des interfaces graphiques, ont des répercussions déterminantes sur la navigation en espaces de données et sur l’acuité à percevoir au cœur de la profusion d’informations où se situe ce qui sera subjectivement et contextuellement approprié. Cela équivaut à scénographier l’information pour la rendre davantage signifiante afin que les usagers

perçoivent plus rapidement comment trouver leur chemin dans ce dédale et s’emparer de ce qui sera opportun. La succession de re-présentations qui se déroulent du fait de l’interactivité et suivant les niveaux de choix opérés par le sujet acteur, ont amené [LAUREL 93] à faire un parallèle entre théâtre et dispositif interactif où au-delà de la vision c’est la performance d’une expérience à chaque fois spécifique et particulière qui est en jeu80.

Il convient d’observer que la notion d’espace conceptuel ou géométrique est très présente au travers des orientations métaphoriques usitées, que cela soit en filigrane ou sous des formes plus affirmées. Une étude de [MAGLIO 98] recueillant les perceptions métaphoriques sur le WWW81 d’un ensemble d’usagers sollicités pour se souvenir de recherches menées au cours d’une observation minutée, montre que les personnes se voient se déplacer vers l’information plus que l’information se déplaçant vers eux. La navigation sur le Web y est conçue en terme de carte cognitive [COSSETTE 03] similaire aux cartes cognitives de l’espace physique avec des points de repères82 et des itinéraires. Les résultats de l’étude avancent que tous les usagers débutants et expérimentés appréhendent le Web tel un espace physique à l’intérieur duquel ils se déplacent à ceci près que les métaphores formulées par les usagers expérimentés, ayant une meilleure connaissance de la façon dont le Web est structuré, s’avèrent plus élaborées. Les auteurs de l’étude précitée recommandent au final de tenir compte de cette perception du Web en tant qu’espace physique à fort potentiel cognitif dans l’élaboration d’outils pour naviguer dans l’information, de faire ressortir les différences entre espace réel et virtuel afin de mettre en évidence leurs frontières et intersections. Aspect également souligné par [CHALMERS 95] travaillant sur la recherche et l’exploration de documents au moyen de la Visualisation graphique et interactive, qui insiste sur la métaphore du paysage et envisage la recherche et le design du dispositif BEAD [CHALMERS 92] comme similaire au travail des architectes et urbanistes ayant pour tradition de résoudre au sein d’un même lieu des problématiques d’activités, d’intérêts et d’interactions diversifiées.

80 L’œuvre interactive "à performer" par ses spectateurs devenant acteurs du dispositif dans la potentialité du jeu fût le fil conducteur de l’exposition "Jouable", de novembre à décembre 2004 à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs : http://www.jouable.net/expo_jouable3_fr.html

81 World Wide Web

Parmi les plus représentatives du cyberespace83, la métaphore urbaine rassemble ces deux préoccupations d’associer référent à l’espace physique tridimensionnel et architecture redéfinie par les réseaux virtuels et concentre à elle seule les plus nombreuses tentatives d’interfaçage métaphorique :

- City of News, navigateur web élaboré au MIT Media Lab en 1996

[SPARACINO 00]

- Information City, métaphore spatiale pour naviguer en paysages de

données (datalandscapes) complexes84,

- Les réalisations versées dans l’architecture électronique de fabric/ch85,

- Les environnements digitaux d’Asymptote86,

- LAB[au]87collectif d’artistes, architectes et programmeurs oeuvrant autour de la notion d’espace dans le contexte des technologies de la communication et de l’information, sans compter les nombreuses communautés s’urbanisant virtuellement sur le Web.

Par la nécessité de modéliser et simuler leurs projets, les bureaux d’étude architecturaux ont rapidement bénéficié de la CAAO (Conception Architecturale Assistée par Ordinateur) par laquelle les architectes trouvent une alternative à la production d’architecture physique mais deviennent également par là même acteurs de l’édification des paysages informationnels par l’hybridation des lieux de vie par les puces, les capteurs, les programmes et les processeurs [ENGELI 01]. La logique de flux qui sous-tend l’espace réel tridimensionnel et l’espace virtuel des réseaux se diffuse au travers de réalisations architecturales créant des sas entre ces deux univers : Ammar Eloueini intègrant la dimension et l’étude du mouvement et du

83 cette terminologie introduite en 1983 par William Gibson dans son roman "Neuromancer" rend compte d’un espace pour qualifier le lieu des réseaux. La notion de Cyberespace est dorénavant présente dans les problématiques de recherche liées aux technologies de l’information. La première conférence sur le Cyberespace s’est déroulée à L’Université du Texas à Austin en mai 1990. Elle relie tout à la fois les aspects de réalité virtuelle (VR), de visualisation de données et d’interfaces graphiques interactives (GUI), de réseaux, d’Hypermedias [BENEDIKT 92]

84 http://homepage.mac.com/juggle5/WORK/publications/JVisLang_City.html

85 architectes intervenants à la jonction entre architecture, arts et communication visuels, médias technologiques : http://www.fabric.ch/

86 http://www.asymptote.net/

passage dans la conceptualisation de certains de ses projets et parallèlement le

Virtual NYSE (New York Stock Exchange) d’Asymptote transposant les flux

boursiers en une salle de marché virtuelle outil complémentaire de la corbeille de Wall Street 88.

Par ailleurs, la discipline de l’architecture de l’information89 qui propose un principe d’architecturation basé sur l’organisation, la classification et la

hiérarchisation des données pour la navigation et le repérage sous forme de synthèse visuelle, emprunte à l’architecture et au design pour donner visibilité et accessibilité aux technologies de l’information.

Les prolongements de l’architecture en espace virtuel à titre de création, de simulation expérimentale ou de transposition métaphorique et ses corrélats tels les nouveaux mondes, le territoire, la ville, la carte, se traduisent par les considérations de l’interface en tant qu’architecture et avec le fait que l’exploration des espaces virtuels se doit de négocier avec la structure des espaces physiques ayant eux-mêmes un nombre infini d’équivalents virtuels [MITCHELL 98]. Parallèlement à l’architecture de la ville informationnelle métaphorisée se trouve la carte dont les moteurs de recherche cartographique ont fait grand usage. La transposition du réseau urbain et de ses flux aux réseaux d’informations trouve une illustration efficace au travers de la métaphore du plan de métropolitain, qui est au cœur de la réalisation du dispositif WebNize organisant la navigation au sein des ressources pédagogiques et électroniques de la Bibliothèque de l’école de commerce danoise Aarhus [BANG 01]. Les concepteurs de ce projet misent sur l’accoutumance avec l’usage répandu du plan de métro dont l’aspect réticulaire s’adapte à la représentation d’arborescences pour produire une métaphore opérationnelle.

Le principe d’une métaphore, tel que le rappelle Jean Bricmont90, est "d'éclairer un concept peu familier en le reliant à un concept qui l'est davantage".

Les espaces numériques et virtuels étant affranchis des lois physiques et

88 http://www.asymptote.net/# rubrique Digital Environments (voir également figure 2.3 de la deuxième Partie)

89 qui fût initiée en 1976 par Richard Saul Wurman lors de la convention nationale de l’American Institute of Architects (AIA) : http://www.lab-au.com/files/doc/a51.htm

90 cette assertion apparaît dans l’article "Impostures intellectuelles, Quelques réflexions sur l'épistémologie et les sciences humaines" publié dans Res Publica juin 2001 : http://dogma.free.fr/txt/JB_Impostures-intellectuelles.htm

gravitationnelles91, des règles architecturales et urbanistiques, les métaphores employées peuvent tendre vers des réalisations inventives et expérimentales, moins calquées sur le réel et évoluant vers une abstraction plus proche des paysages de données. «… l’histoire montre qu’un changement de technique n’entraîne pas

immédiatement le changement de la forme. Les formes traditionnelles engendrées par les techniques anciennes survivent au changement pour une période plus ou moins longue. » [MOLNAR 92, p.140]. Ce que Marshall Mc Luhan avait anticipé en

décrivant la compréhension des nouveaux médias au travers des anciens. Une évolution vers un langage métaphorique plus en adéquation avec la singularité du contexte dans lequel il est amené à s’inscrire, est également préconisée par [GOODMAN 90a, p.110] qui percevait dans les processus métaphoriques un potentiel à exploiter de manière innovante pour qu’il soit effectif « La métaphore a le

résultat le plus convaincant lorsque le schème transféré crée une organisation nouvelle et remarquable plutôt qu’un simple réétiquetage d’une ancienne…là où il en résulte une organisation inaccoutumée, de nouvelles associations et distinctions se constituent aussi à l’intérieur du règne de transfert ». Pour Nelson Goodman,

l’expérience esthétique est une expérience cognitive qui s’élabore par le biais de caractéristiques symboliques et qui se distingue radicalement du domaine scientifique sur la notion de vérité dont elle ne tient pas compte. Ce dernier point coïncide avec la nature des espaces informationnels, ne correspondant en rien avec la réalité tridimensionnelle, et dont les formes métaphoriques s’offrent de fait à un vaste champ d’explorations esthétiques. En regard des recommandations de l’esthétique analytique [GOODMAN 90b] : plus ces représentations métaphoriques détentrices de caractéristiques symboliques seront structurées syntaxiquement et sémantiquement tel un langage formel et plus efficiente sera la réception qui en sera faite sur le plan cognitif.

L’expérience des réseaux virtuels et des flux informationnels est, en retour, source de transformation des perceptions de l’environnement réel : « …les images de

synthèse, pour la première fois, ne renvoient plus au monde tel que nous le connaissons, ou croyons le connaître ; elles se moulent sur notre techno-imaginaire en formation, comme celui-ci réciproquement contribue à les mouler » [BERGER

96, p.155]. Cette esthétique des réseaux qui n’en serait qu’à ses préludes est amenée à se modifier au travers de la variété des usages qui s’y développent. Elle préfigure des environnements dont la vocation est de restituer sens et visibilité pour les réseaux sociaux de travail collaboratif, d’enseignement à distance et de forums d’échanges tous concernés par la recherche et l’identification des ressources en ligne dont l’accès nécessite des clés cognitives métaphoriques : "…le flux arrive à engendrer un

rapport à la réalité de type nouveau, à opérer un saut de dimension et à ouvrir la possibilité de l’intégration de l’imagination, en tant que ressource socio-sémiotique, dans l’espace social." [SEMPRINI 03, p.127].

Instrument cognitif incontournable pour appréhender et naviguer dans l’information des réseaux numériques, la transposition graphique de la métaphore relève d’un exercice subtil nécessitant une adéquation optimale au contexte de l’interface, à son contenu et à ses fonctionnalités afin d’en induire les usages sur les chemins appropriés de l’inférence, de la compréhension et de la découverte.

Les métaphores employées dans les systèmes graphiques de recherche d’information actuels se basent pour la plupart sur la notion d’espace citadin ou cartographique. Deux questions se posent alors : ne s’agit il pas ici davantage de la représentation de la réalité opératoire d’un dispositif plus que de la nature même de son contenu ?

Par ailleurs, en s’éloignant quelque peu des analogies avec la réalité pour entrer dans un niveau de représentation plus abstrait, et par là même plus en cohérence avec la nature de l’infosphère n’ayant aucun équivalent réel de lieu, la métaphore graphique ne serait-elle pas mieux à même de rendre tangible les réseaux relationnels de sens sous-jacents aux informations présentées ? Cette configuration d’informations numériques à disposition peut difficilement se réduire de par sa nature à la fois inédite et dynamique à des représentations métaphoriques proches de la réalité. L’invention d’un langage et d’un univers graphique plus abstrait, d’une abstraction entrevue à ce stade comme en mesure de figurer le virtuel, peut ouvrir plus largement les possibilités de réception du dispositif à la grande variété de subjectivités y interagissant. Une manifestation graphique formelle sans référents proches avec quelques objets ou espaces de la réalité, pouvant devenir le support d’une variabilité d’interprétations plus libres car non conditionnées par des référents

réels, permettrait l’émergence de sens en ne l’imposant pas d’emblée par une représentation trop connotée. Tel pourrait être le défi et l’art de la métaphore graphique dans le contexte de la recherche d’information numérique.