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Concevoir dans l’existant

8. La dimension patrimoniale

8.3.3. Sélectionner des valeurs

L'élargissement du champ patrimonial est, de nos jours, évident ; cependant, la question de savoir pourquoi l'on protège le patrimoine n'est

10 Cet auteur distingue les « raisons » de l'inflation patrimoniale antérieures aux années '60, de celles dont il s'agit ici : ces raisons antérieures sont, selon elle, beaucoup plus faciles à cerner.

11 Cette « révolution prothétique » plonge ses racines dans la seconde moitié du 19e siècle, qui en couplant inventions du chemin de fer et télégraphe, ouvrait l'ère des grands réseaux techniques.

posée qu'accessoirement. Quelles sont les raisons et justifications des divers acteurs concernés par la sauvegarde du patrimoine ?

La patrimonialisation a comme premier stade la sélection ; « la patrimonialisation s'opère par la sélection, selon divers processus, d'objets qui deviendront aux yeux de la loi, de groupes particuliers ou d'une opinion publique des objets patrimoniaux, c'est-à-dire porteurs de tout ou partie des valeurs qui sont attachées à l'idée de patrimoine » (Bourdin, 1996, p. 8).

Il s’agit par conséquent de choix d’éléments à protéger et/ou à faire disparaître, les valeurs sélectionnées permettant de justifier les actions entreprises (protections, mises en valeur ou au contraire destructions).

« Sélection des temps de la ville et redéfinition des lieux-clés de celle-ci » (Hägerstrand, 1975), sélection de formes, de matériaux ou de styles proprement dits, les divers objets choisis sont entourés de soins et placés, en quelque sorte, hors des atteintes du vieillissement (Guillaume, 1980).

Ainsi, « la désignation d'un bien comme élément du patrimoine, expression d'une sensibilité à l'égard d'un héritage, dépend d'abord de l'échelle de valeur que lui confèrent de multiples partenaires, en vertu d'un consensus social et intellectuel » (Toulier, 1999, p. 58). Patrimonialiser veut donc dire produire de la valeur ; il s’agit ainsi non seulement d'inventorier les objets, mais aussi de les évaluer en les comparant les uns aux autres, de les mesurer en quelque sorte. « Ce qui est en jeu dans le patrimoine, c'est la manière dont notre société produit de la valeur et l'inscrit dans les formes, et le rôle que celles-ci tiennent dans cette création » (Bourdin, 1984, p. 18).

Toutefois, du fait que tout est potentiellement patrimoine, pour autant que certains acteurs désirent sa protection, les valeurs revendiquées restent relatives et sont sans cesse rediscutées : les jugements du beau et de l’ancien ont ainsi, par exemple, passablement varié au cours du temps.

La sélection peut ainsi être considérée comme la matérialisation de certaines représentations sociales, représentations qui imposent des catégories d'objets au détriment d'autres. Du fait que « le patrimoine contribue à forger la ville de demain », choisir des patrimoines et en ignorer d'autres implique de se positionner face aux questions suivantes : quelle est la ville que nous voulons aujourd'hui et pour le futur ? Comment veut-on la construire ? Quelles sont les références nécessaires pour y vivre ?

Enfin, la culture « dominante » impose ses choix : la valorisation de certains aspects culturels au détriment d’autres (culture cultivée versus culture populaire par exemple), entraîne nécessairement des choix spécifiques en matière patrimoniale.

Systèmes de valeurs

Dans la production de valeurs, le problème suivant apparaît : si de nombreux acteurs s'attachent aux éléments du patrimoine et se mobilisent en faveur de leur

préservation, ils les conçoivent selon des systèmes de valeurs différents et les investissent à des échelles variées (voir hypothèse deux). Il est par conséquent indispensable de cerner ces valeurs et de montrer comment celles-ci peuvent entrer en conflit, ou au contraire susciter des liens.

Riegl12 est le premier auteur à avoir formulé une théorie des valeurs du patrimoine ; cet auteur viennois, dont l'ouvrage (1902) aux dimensions à la fois sociale et philosophique est considéré comme un texte fondateur, investigue les attitudes et conduites liées à la notion de monument historique et rejette d'emblée une conception purement normative de l'histoire de l'art. Riegl souligne ainsi à quel point la compréhension du (des) sens attribué(s) aux monuments historiques est fondamentale pour l'élaboration des pratiques.

Riegl définit le monument historique à travers un systèmes de valeurs, valeurs entrant parfois en collision et se succédant au cours du temps ; il montre ainsi que les valeurs du patrimoine ne sont pas des donnés objectifs.

Ce poids sémantique attribué au monument historique en a fait « un problème de société, une clé de questionnement sur le devenir des sociétés modernes » (Choay, 1992, p. 127). Riegl montre, par ailleurs, que des conflits émergent dès qu'une volonté de protection (classement, mise à l'inventaire), puis de mise en valeur, existe. Il souligne enfin que des compromis sont possibles, compromis à négocier en tenant compte de l'état du monument et du contexte socio-culturel.

Schématiquement, Riegl oppose deux catégories de valeurs : les valeurs de remémoration liées au passé et faisant intervenir la mémoire, les valeurs de contemporanéité basées sur le présent.

Parmi les valeurs de remémoration, Riegl inscrit la valeur d'ancienneté, qui émerge dans la seconde moitié du 19e siècle ; celle-ci renvoie à l'âge du monument et au temps qui s'écoule (mouvement, durée). La valeur d'ancienneté s'offre à chacun de façon facile et immédiate : elle permet l'appropriation par les masses et ne nécessite aucun savoir spécifique. Cette

« séduction » en fera la valeur dominante du 20e siècle ; elle implique le maintien « des altérations du temps ».

Parmi les valeurs de remémoration se trouve aussi la valeur historique ; celle-ci souligne la dimension du monument en tant que document (témoin, trace de quelque chose). Cette valeur insiste sur l'état originel du monument, les symptômes de dégradations étant perturbateurs, car rendant la reconstitution scientifique de l'œuvre plus difficile. Cette valeur implique

12 Riegl est né en Autriche en 1858 et mort en 1907 ; il bénéficiait d'une formation de juriste, de philosophe et d'historien ; de plus, il avait acquis une expérience en tant que conservateur de musée. Son intérêt principal fut celui de l'histoire de l'art médiéval. En acceptant en 1907 la présidence de la commission des Monuments historiques, il esquissa une nouvelle législation de la conservation du patrimoine.

avant tout une attitude conservatrice ; elle s'oppose donc d'emblée à la valeur d'ancienneté qui elle permet, voire revendique la présence de marques du temps écoulé.

Parmi les valeurs de contemporanéité, Riegl souligne l'importance de la valeur d'art, elle-même décomposée en deux catégories : la valeur d'art relative, qui concerne les œuvres anciennes accessibles à la sensibilité contemporaine ; la valeur d'art de nouveauté renvoie à l'apparence intacte des œuvres ; elle implique une restauration fidèle et va, en ce sens, à l'encontre de la valeur d'ancienneté. De l'ordre des valeurs de contemporanéité, se trouve aussi la valeur d'usage, soulignant les conditions et nécessités actuelles d'utilisation des monuments. L'introduction de cette dernière valeur est fondamentale : elle transforme la notion traditionnelle de patrimoine en la faisant transiter de l'idée de trace (valeur historique) à l'idée de capital. Cette valeur d'usage peut entrer en conflit avec la valeur historique qui prône le maintien de l'état d'origine du monument.

De façon générale, l'apport de Riegl est donc de mettre en évidence les principaux types de conflits liés aux valeurs du patrimoine, ainsi que les modes de conservation qui en découlent. Les professionnels de l’espace ne purent, dès lors, échapper à une clarification des systèmes de valeurs, systèmes permettant de « justifier » leurs pratiques. Arguments contre arguments, les valeurs du patrimoine ne cessent donc de se reconstruire, de se

« réinventer », entrant en conflit ou débouchant sur des consensus.

Figure 9 : Système de valeurs du patrimoine, selon Riegl (1904) 1. Valeurs de

remémoration

Valeur d'ancienneté (âge de l'objet)

Valeur historique (objet-témoin)

2. Valeurs de