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Concevoir dans l’existant

8. La dimension patrimoniale

8.1.1. L'élaboration de la mémoire

La mémoire peut se définir comme « la faculté de conserver les idées antérieurement acquises » (dictionnaire Larousse), ceci à un niveau individuel ou collectif. La mémoire fonctionne selon un principe de tri : nous sélectionnons, réinterprétons, remodelons ou reconstruisons les images et/ou événements du passé. « La mémoire apparaît comme un procès différentiel de valorisation et d'effacement, de souvenir et d'oubli » (Guillaume, 1980, p. 67).

Ainsi, certains fragments du passé sont privilégiés au détriment d'autres : le sens des événements passés est donc sans cesse reconstruit, en fonction de nos buts et projets actuels/futurs.

La mémoire est essentiellement active : elle joue avec l'inconscient, se constituant d'une multitude d'objets aux significations mouvantes. Freud a analysé ces processus d’élaboration de la mémoire en montrant que celle-ci n’est pas une simple accumulation de perceptions, mais qu’elle est l’association de ces perceptions, chaque nouvelle perception modifiant la

déconstruction et de reconstruction qui caractérisent la mémoire, mouvements étroitement liés au contexte socio-spatial des individus.

Halbwachs (1877-1945) est le premier chercheur en sciences sociales à analyser de façon détaillée la mémoire collective et les cadres sociaux qui la caractérisent1. Son ouvrage (1950) s'appuie sur l'idée selon laquelle chacun de nous participe à deux types de mémoires : la mémoire individuelle (ou personnelle) et la mémoire collective (ou sociale) ; alors que la première concerne le cadre de la personnalité, la seconde a trait à l'évocation de souvenirs importants pour la vie du groupe auquel nous appartenons.

Halbwachs montre ainsi, que du fait que nous appartenons à une multitude de groupes (famille, voisinage, pays, etc.), nous participons à diverses mémoires collectives.

Ces deux types de mémoires, individuelle et collective, sont indissociables, du fait que notre propre vécu s'intègre dans celui de la collectivité et « qu'un homme pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repères qui existent hors de lui et qui sont fixés par la société » (Halwachs, 1950, p. 98). Cependant, notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres : la façon dont chacun de nous « met en scène » et organise les événements reste unique.

Halbwachs montre plus loin, dans son ouvrage, dans quelle mesure l'espace joue un rôle fondamental dans les processus de mémorisation. « Il n'est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial (…) ainsi, le lieu a reçu l'empreinte du groupe et réciproquement » (Halbwachs, 1950, p. 209).

Certains lieux, ou objets de notre environnement, servant de points de repère, contribuent à l'élaboration des souvenirs et au travail de la mémoire. C'est du fameux « musée imaginaire » d'André Malraux (1965) qu'il s'agit, cette notion permettant d'intégrer l'ensemble des images que la mémoire rappelle et reconstitue à partir d'un lieu, d'un monument ou d'une œuvre d'art. Ainsi, ce sont aussi bien les perceptions directes (le vécu), que les informations indirectes (orales ou écrites) qui contribuent à l'élaboration de la mémoire. De cette idée, Malraux dérive sur celle de « musée imaginaire collectif » et souligne l’importance du répertoire d’images mondialement connues ; ainsi, de nombreuses villes sont définies par une caractéristique ou un élément marquant, fragment qu’il suffit d’évoquer pour que la mémoire reconstruise le reste de l’environnement urbain. Nous aborderons plus loin ces vecteurs de la mémoire que sont les éléments patrimoniaux.

Enfin, c'est la qualité de stabilité de l'espace et des objets familiaux qui est évoquée par Halbwachs ; celui-ci estime que la stabilité est indispensable à l'élaboration de la mémoire et à la construction de l'identité du groupe. Ce

1 Ce chercheur, à la fois homme « de terrain » et philosophe, s’attacha particulièrement à la condition de vie des ouvriers ; militant comme membre du parti socialiste, Halbwachs fut impliqué dans la Résistance et tué par le Gestapo.

sens accordé à la mémoire collective renvoie à des sociétés de type communautaire et oral ; de nos jours, et dans une société urbaine marquée par la mobilité, la mémoire a un caractère plus dynamique, se servant de formes multiples et éphémères. En effet, une multiplicité de temporalités est présente, multiplicité construite en fonction des modes de mobilité ; les individus expérimentent par conséquent une pluralité de lieux de mémoire.

Nous retenons que si les modes de construction de la mémoire ont changé, les sentiments d’appartenance aux lieux persistent, certains lieux permettant de maintenir des souvenirs et de construire le futur, en d’autres termes, contribuant à définir une identité collective.

Par ailleurs, la question des acteurs, de leurs caractéristiques et de leur place dans les réseaux (de pouvoir notamment), est essentielle. « Le passé et sa représentation se négocient, ils font l’objet de transactions, de conflits, littéralement : de prises de position » (Ducret, 1987, p. 20). Ainsi, les modes d’appréhension de la mémoire varient selon les types d’acteurs en présence ; la position sociale détermine, dans une certaine mesure, les éléments sélectionnés. « Celui qui contrôle le passé, contrôle le futur, celui qui contrôle le présent, contrôle le passé » (Orwell, 1984).

Donner au passé le sens que l'on choisit peut ainsi servir à valider certaines idéologies ; la mémoire constitue par conséquent un instrument du pouvoir non négligeable, instrument dont les divers acteurs concernés se disputent la maîtrise. Cependant, si certains lieux de mémoire s'élaborent progressivement avec - et en fonction - des habitants-usagers, d'autres sont construits par les professionnels de l’espace, sans réelle prise en compte des besoins ou attentes des habitants-usagers. Nous parlerons dans le premier cas d’appropriation de l’espace, dans le second cas d’imposition de la mémoire. Alors que des situations extrêmes existent (dictatures, etc.), les démocraties montrent elles aussi des formes de domination de la mémoire, même si celles-ci prennent des formes plus subtiles.

Cauquelin (1987) souligne que la complexité de nos mémoires est fréquemment négligée par les professionnels de l'espace, donnant lieu à des mobilisations « irrationnelles ». Il est ainsi fondamental que les lieux de mémoire correspondent au mieux aux divers groupes de la société, ceci afin que ces derniers puissent se les approprier, du niveau le plus local à l’échelle internationale. Car en effet, si ces lieux sont appropriés par les divers acteurs, ils s’intègrent, en quelque sorte, dans la mémoire ; si au contraire, ils sont mis à distance, datés dans une époque particulière, ils tendent à être muséifiés2.

Ainsi, il est essentiel de s’interroger sur les aspects suivants : quels sont les acteurs qui interviennent dans les processus de structuration de la mémoire et quels sont les enjeux poursuivis ? Quel est le type d'identité qui se bâtit et à

partir de quel fragment temporel ? En d'autres termes, quelles sont les histoires ou fictions retenues, par qui et pour qui ?