• Aucun résultat trouvé

L'industrie : de la friche au patrimoine

Concevoir dans l’existant

9. Recomposer le centre

9.6.2. L'industrie : de la friche au patrimoine

Pendant longtemps, le but des installations industrielles fut leur fonctionnalité, c’est-à-dire les processus de production ; si ceux-ci se modifiaient, les bâtiments ou structures en question venaient à disparaître, remplacés par ce qui correspondait le mieux aux besoins renouvelés. Mais aujourd’hui, selon une perspective de développement durable, l’on réalise la nécessité de préserver certains éléments d’époques révolues ; il s’agit notamment de rappeler et d'enseigner aux générations futures l’influence de la production industrielle sur l’ensemble de la vie (sociale, culturelle, économique, etc.) d’une époque. Ainsi, autrefois limités au circuit économique, ces lieux sont actuellement porteurs d'un ensemble de valeurs, valeurs qui varient largement selon les individus (ou groupes).

Trois processus interdépendants ont mené ces éléments de l'abandon-dévalorisation à la re-valorisation, ré-interprétation. Ces processus s'intègrent dans une dynamique plus large qui est celle du déclin du centre-ville et de sa requalification, dynamique ayant marqué, rappelons-le, le début de rapports complexes entre un centre-ville, qui cherche à améliorer son image et sa qualité de vie et une périphérie, présentant de nombreux atouts, en termes d’accessibilité notamment.

Le contexte économique

A la suite du choc pétrolier des années '70, la crise économique s'installe de façon durable ; de nombreuses usines doivent fermer, de vastes restructurations ont lieu et un chômage massif se développe, ceci dans des secteurs industriels apparemment stables jusqu’alors. Puis, suite aux délocalisations d’établissements industriels vers les périphéries, plus accessibles et plus abordables, les centres-villes voient leur population chuter, alors que le nombre de friches15 et de logements vacants s’accroît.

Les communes urbaines, quant à elles, voyant les entreprises industrielles comme étant la cause de nuisances diverses (bruit, pollution, trafic), encouragent ce départ vers la périphérie. Pour les sociétés industrielles jusqu’alors implantées au centre-ville, c'est l’occasion d’empocher d’importantes plus-values en revendant leurs terrains d’origine.

Parallèlement, certains établissements officiels (casernes, abattoirs, etc.), en devenant des lieux désaffectés, contribuent à ce dégagement d’espaces centraux.

15 Le terme de friche fait généralement référence à un espace bâti ou non, terrain ou local, autrefois occupé par l’industrie et désormais en voie de dégradation par suite de sa désaffection, c’est-à-dire de son abandon total ou partiel par l’activité industrielle. La réinsertion de la friche sur le marché foncier et immobilier, quelque en soit l’usage, implique nécessairement un nouvel aménagement. Quant aux origines du terme de friche, elles sont intéressantes car elles font référence à une terre inculte, inutilisée et soulignent les idées de changement de fonction, de stock, de potentialité et d'état transitoire.

Ce départ laisse à l’abandon non seulement de larges espaces au centre-ville, mais aussi une multitude de locaux industriels et artisanaux plus modestes, ainsi que des traces d’un habitat ouvrier intégré dans l’espace urbain. Ainsi, si le centre-ville perd un potentiel industriel et économique important, ce départ des industries et de l’artisanat est aussi considéré comme l'une des causes essentielles de la dégradation des espaces publics : de quartiers mixtes, ils sont devenus des lieux fortement spécialisés et ségrégués.

A ces processus économiques et spatiaux s’ajoutent, dans les années quatre-vingt, des effets sociaux, telle la marginalisation de populations dans certains quartiers spécifiques. Toutes les communes ou régions ne sont, cependant, pas touchées par ces mécanismes de la même façon (ni au même degré) : alors que des régions à tradition industrielle16 voient l’ensemble de leur économie remise en cause, les villes aux tissus mixtes se caractérisent davantage par une coexistence de territoires performants et de territoires relégués.

Nouvelles politiques urbaines

Suite à l’abandon des installations industrielles, des friches se constituent et la question de leur devenir se pose de façon accrue. La réutilisation et le recyclage deviennent peu à peu des solutions intéressantes. La remise sur le marché des quartiers dévalorisés pose, dès lors, un ensemble de questions complexes (dépollution, habitat insalubre, coûts des opérations, autres problèmes techniques). Divers facteurs entrent alors en jeu : la nature du site, sa situation (plus ou moins centrale), les causes du déclin, l’échelle des terrains concernés, les objectifs de revitalisation poursuivis et enfin l’initiative des acteurs locaux.

Afin de pallier à « la vidange » du centre-ville par ses habitants, une politique de soutien au logement est mise en place, marquée par des aides à la rénovation, ceci même dans les villes où les autorités voyaient d’un mauvais œil, quelques années auparavant, le logement au centre-ville, celui-ci procurant des revenus inférieurs à ceux fournis par les entreprises ou les commerces. De nombreux secteurs du centre-ville sont ainsi réhabilités, des berges de fleuves restaurées et des logements sociaux encouragés par les autorités locales, dans le but de faire revenir les classes sociales moyennes ou supérieures au centre de la cité.

Prise de conscience patrimoniale

L’intérêt pour les vestiges et les environnements datant des phases récentes de l’industrialisation se développe et se répand. Le caractère homogène de certaines villes industrielles (au niveau visuel, fonctionnel, social) devient apparent et la reconversion d’ensembles industriels est considérée comme un outil à l’aménagement.

16 Grands établissements industriels ou ouvriers (villes textiles) ou conurbations

mono-Dès les années '70, une période dite de conservationnisme débute dans la plupart des villes européennes, tendance pouvant être interprétée comme une réaction à l’exurbanisation (des résidences et des activités). L’on se met à parler de « patrimoine réinventé » (Bourdin, 1984) et la notion de patrimoine s’élargit progressivement ; elle permet de prendre en compte le bâtiment, non plus en tant qu’élément isolé du paysage urbain, mais comme partie intégrante d’un contexte spatial et social. Dans cette perspective, les bâtiments du 20e siècle deviennent dignes d’intérêt, de par leurs potentialités de reconversion et leur importante charge symbolique. Cette prise de conscience patrimoniale, qui restreindra considérablement les démolitions-reconstructions du centre-ville, s’inscrit, de façon plus générale, dans une volonté d’améliorer le cadre de vie urbain : elle émerge parallèlement à de nombreuses actions visant l’espace public urbain (telles la modération du trafic ou le développement d’aires de verdure).

Les promoteurs immobiliers, quant à eux, récupèrent à leur profit ce mouvement patrimonial naissant, qui préconise un habitat au centre-ville et un espace public, support de vie collective. Les phénomènes de gentrification se multiplient, certaines couches de population aux revenus supérieurs remplaçant les couches moyennes et accédant à des logements devenus chers, parce que rénovés et situés dans des quartiers centraux et à grande portée symbolique. L'on assiste dès lors à une perte de diversité, tant au niveau des types de populations que des activités.

Analyse en termes sémiotiques

Ces processus économiques et sociaux peuvent s'expliquer d'une autre façon : les éléments du patrimoine culturel qui nous concernent ont suivi une séquence, les conduisant de la fonction utilitaire à la fonction signifiante17.

Pomian (1990), en s'appuyant sur l'exemple d’une usine ou d’une filature du siècle dernier, montre dans quelle mesure ces éléments, lorsqu'ils fonctionnaient produisaient des marchandises et étaient l’objet de transformations (constructions d’annexes supplémentaires par exemple).

Participant au circuit productif, utilitaire, les bâtiments en question, ainsi que les machines, s'usaient progressivement, nécessitant parfois des modernisations. Si les bâtiments fermaient, ils devenaient très rapidement délabrés et on les qualifiait de friches.

En ne retournant pas dans le circuit utilitaire, les bâtiments devenaient des vestiges, des témoignages d'activités industrielles passées. Ils étaient parfois montrés au public qui, à travers lui, pouvait s'imaginer les temps passés : lutte des classes, exploitation des ouvriers ou esprit d’entreprise, progrès technique, à chacun son interprétation. L'usine fonctionnait, dès lors, dans un circuit sémiotique : elle était l'objet de discours et de représentations.

17 Toutefois pas tous ; Pomian (1990) donne des exemples d’autres séquences possibles.

Initialement, l’usine appartenait donc au système des choses 18 et était active ; la production ayant cessé, l’usine devient déchet19 et n’a plus de fonction propre (friche). Si elle est tirée de l’oubli, l’usine acquiert une fonction nouvelle qui est celle de « renvoyer à un passé disparu » et de se « référer à une réalité invisible ». L’usine devient ainsi un support à des significations multiples, voire divergentes (conservateurs/visiteurs par exemple) ; elle a acquis une fonction signifiante et est devenue elle-même « sémiophore », c'est-à-dire « objet porteur de caractères visibles susceptibles de recevoir des significations » (Pomian, 1990, p. 178). Une protection contre les dégâts (institutions de sauvegarde) se met, dès lors, en place.

La production du patrimoine industriel peut donc s'interpréter comme une transformation de déchets en sémiophores (Pomian, 1990, p. 178).