• Aucun résultat trouvé

Concevoir dans l’existant

7. L'espace public aujourd'hui

7.2.2. La fin des espaces publics…

De nombreux auteurs s'interrogent - après la fin des villes - sur la mort des espaces publics. Ils annoncent que ces derniers, en se transformant selon une logique de réseaux, perdent progressivement leurs fonctions d'origine, ainsi que leur valeur symbolique ; ils ne sont plus, selon ces auteurs, des lieux d'ancrage. La vie publique, en se réfugiant dans les lieux et réseaux virtuels, n'aurait plus de support matériel et l'espace public urbain perdrait sa raison d'être.

En ce sens, Augé (1992) qualifie les nouveaux espaces publics (gares, aéroports, centres commerciaux) de non-lieux, c'est-à-dire de lieux ne parvenant guère à générer du lien organique (ou social), des lieux de solitude. En faisant cette affirmation, il ignore cependant les formes d'échange ou interactions non formalisées.

Habermas (1962), quant à lui, montre comment la sphère publique s'est progressivement constituée en espace de débats16 ouvert à tous, durant le siècle des Lumières. Il souligne comment, durant les 19 et 20e siècles, cette sphère de débat, génératrice d'ordre social et pouvant mener à des accords, s'est progressivement effacée, sous l'impact de l'individualisme qui est alors devenu dominant17.

Enfin, Sennett dénonce (1972), en se basant sur les transformations historiques de la conduite en public, « les tyrannies de l'intimité »18. Son analyse approfondie permet de cerner les facteurs (sociaux, politiques, économiques) qui ont mené à cette érosion, à la fin de la culture publique et à la privatisation croissante de la vie des individus. Cependant, la vision quelque peu pessimiste de cet auteur s'explique par le fait que son ouvrage, largement cité, a été rédigé dans les années '70, période précédant les processus de réappropriation du centre : celui-ci est en train de se vider et Sennett en recherche les causes profondes.

16 Ces débats portaient initialement sur la légitimité du pouvoir et les formes de gouvernement.

17 Dans un article plus récent (1992, p. 51-52), Habermas revient sur sa position en soulignant que la situation actuelle ne signifie pas forcément la disparition de l'espace public : le public de masse est largement différencié et dispose d'un potentiel critique considérable.

Selon Sennett, nous nous trouvons donc dans une société intimiste et passive, au sein de laquelle le citadin craint de se dévoiler en public. La vie privée domine nos existences, la famille et la connaissance de soi étant devenues des fins en soi, alors que, parallèlement, la vie publique s'est transformée en obligation formelle. Nous vivons ainsi une époque où l'obsession de soi prime sur les rapports sociaux, où la sphère publique est considérée comme moralement inférieure à la sphère privée. « Le monde du sentiment intime n'est plus contrebalancé par un domaine public dans lequel les hommes peuvent s'engager (…) Comme à l'époque romaine, la participation à la res publica se réduit le plus souvent à une acceptation passive, et les forums de la vie publique - ainsi que la ville - sont en pleine décadence » (Sennett, 1972, p. 12-15).

Sennett affirme que ce nouveau mode de relations, largement tourné vers la sphère privée, marque un retour au pulsionnel et à la barbarie, la civilité n'étant plus garantie. Il définit la civilité de la façon suivante : « c'est l'activité qui protège le moi des autres et lui permet donc de jouir de la compagnie d'autrui. Le port du masque est l'essence même de la civilité. L'incivilité est le fait de peser sur les autres de tout le poids de sa personnalité. C'est le déclin de la sociabilité » (Sennett, p. 202). Ainsi, la sociabilité signifie un certain degré de protection des uns vis-à-vis des autres.

Les systèmes sociaux et politiques contemporains tendent, par ailleurs, à encourager cette privatisation croissante ; les individus sont tirés vers l'intérieur pour leur travail, leur vie personnelle et leurs activités politiques.

Sennett donne quelques exemples permettant d'illustrer ce déséquilibre public/privé, cette obsession de la personnalité et cette perte de civilité.

1. La visibilité spatiale que l'on tend fréquemment à favoriser dans les aménagements (bureaux ouverts) suscite, plutôt qu'une meilleure sociabilité, un sentiment d'insécurité : les individus, se surveillant les uns les autres, ne se sentent plus protégés et vont se replier, s'isoler toujours davantage dans le domaine privé.

2. On assiste à la disparition des conventions et à la perte des manières et rituels de politesse, enfin au mépris des masques : « Jouer les manières, les conventions, les gestes rituels, telle est l'essence des relations publiques » (Sennett, 1972, p. 35).

3. Les processus d'uniformisation, qui caractérisent la production des vêtements, a la conséquence suivante : les gens perdent leurs signes distinctifs en tant que groupes sociaux particuliers et une certaine confusion liée à l'apparence en public émerge. L'image des autres se forge, dès lors, sur la base de projections imaginaires.

4. La vie sociale est perçue en termes d'obligations, de contraintes, voire d'insécurité (« peur panique de la vie publique ») ; nous devenons spectateurs plutôt qu'acteurs.

5. L'homme politique n'est plus jugé en fonction de ses actions, mais de sa personnalité ; sa crédibilité, sa légitimité ne se font plus selon son programme politique : l’on assiste à un glissement du politique vers le psychologique.

6. La télévision constitue un appareil intimiste : l'on s'en sert chez soi, seul ou en famille. Cependant, alors que « l'on voit davantage, l'on agit moins ensemble » (Sennett, 1972, p. 221).

Sennett, en comparant la vie dans la rue et la vie au théâtre, montre que dans ces deux lieux, les gens sont devenus moins expressifs. Alors qu'avant 1850, on pleurait, riait aisément au théâtre, cette ancienne spontanéité est progressivement considérée comme primitive et le contrôle du corps devient fondamental.

Ainsi, selon ces auteurs, la vie publique se serait dégradée, constat qui permet de poser les questions suivantes : les nouveaux modes de communication aboutissent-ils à une réelle disparition des relations sociales au sein de l'espace public ? Ou sommes-nous, comme certaines publicités l'affirment, en présence d'un nouveau mode de « cocooning à distance » (« gardez le contact avec la tribu ») qui implique que les individus sont plus libres à la fois de leur temps et de l'espace (Godard, 2001) ?

La mobilité croissante dilue-t-elle l'espace public ou ce dernier continue-t-il à jouer un rôle rassembleur ? L'espace public est-continue-t-il réellement en train de disparaître ou simplement de se restructurer ?

Nous optons pour le second scénario ; en effet, « de nombreuses études anthropologiques, menées depuis maintenant une trentaine d'années, sur les usagers des nouvelles technologies montrent que l'être humain contemporain, usager des techniques, ne se laisse pas enfermer dans un univers monovalent mais qu'il est porteur de dualité, de tension entre la mobilité et l'immobilité, la présence et l'absence » (Toussaint, 1997, p. 245).

Ainsi, les formes de sociabilité et les modes d'être se sont modifiés plutôt que dissolus.

7.2.3. …ou l'émergence de nouveaux espaces publics ?

S'il est donc clair que les nouveaux moyens technologiques (e-mail par exemple) ne remplissent pas les conditions permettant de parler d'espace public au sens d'Habermas, c'est-à-dire d'espace où l'interaction des individus se développe sur un mode délibératif et critique (Vodoz, 2001, p.

248), l'on ne peut pour autant « condamner » l'espace public. Nous suggérons que l'accent actuel porté aux espaces publics (en termes de nombre, de types d'espaces publics, d'investissements privés et publics) démontre que la vie publique est en train de prendre de nouvelles formes et non de disparaître.

Si l'espace public n'est plus le seul support à la communication et à la rencontre, il reste néanmoins important : il est porteur de traces, de signes et de significations multiples ; il facilite la lisibilité urbaine et permet la construction identitaire, ainsi que l'élaboration du lien social.

Nous considérons qu'un double phénomène est en train de se produire : d'une part, de nouveaux espaces publics sont créés, généralement en périphérie des villes (galeries marchandes, gares, parcs) ; d’autre part, les espaces publics « traditionnels » (marchés par exemple) sont réinvestis d'une façon nouvelle et originale.

Les espaces publics centraux, généralement anciens, restent pour beaucoup, ce qui constitue le cœur de la ville, le principal lieu d'ancrage identitaire. Cependant, à cause de la relative mauvaise accessibilité (en termes de transports privés) qui les caractérise, ils tendent à être concurrencés par les espaces publics périphériques (galeries marchandes, centres commerciaux), facilement accessibles en automobile et bénéficiant d'une bonne sécurité.

Ces derniers sont des espaces qui se ressemblent et ne portent que peu les caractéristiques morphologiques de la région dans laquelle ils s'intègrent ; leurs modes d'organisation sont relativement similaires et ils sont avant tout tournés vers la consommation, même si d'autres activités de services tendent à s'y greffer. Ils se situent à la campagne ou à l'entrée des villes et bénéficient de parkings importants.

La modernité qui les caractérise donne le sentiment d'avoir accès à la globalisation. « Les consommateurs en retirent le sentiment de participer à cette civilisation planétaire fascinée par le mode marchand » (Ghorra-Gobin, 2001, p. 13), ceci alors que les centres anciens nous font accéder au local.

Cette double appartenance constitue, selon nous, le fondement de la

« glocalité » et permet – voire suscite - la construction identitaire contemporaine.

Ces nouveaux lieux sont fréquemment considérés comme ne parvenant pas à générer les qualités de l'espace public, c’est-à-dire la sociabilité et les débats ; par ailleurs, du fait qu'ils n’ont que peu d’histoire, on leur reproche aisément de ne pas être des vecteurs à l'imaginaire et à la construction identitaire d'une collectivité. Enfin, ils sont perçus comme mono-fonctionnels, ou trop mono-fonctionnels, et peu mixtes, ceci en opposition au centre. L'accès y est limité (automobiles) et ils sont contrôlés par des dispositifs sécuritaires et de surveillance. En un mot, ils n'incarnent guère l'urbanité19.

19 Le même genre de discours peut être appliqué aux parcs et équipements de loisirs (Disneyland par exemple).

Certains considèrent leur aménagement comme des simulacres ; « ils tentent manifestement de reproduire le modèle du centre-ville, voire même villageois. (…) Mais il ne s'agit là que d'une copie : un dispositif spatial qui imite des rues, des terrasses, des espaces verts, le tout plastifié et enveloppé dans une bulle architecturale qui rompt précisément avec le principe de continuité et de lien de la rue. (…) Ce qui est faux, c'est la représentation que l'espace du centre commercial met en scène » (Chivallon, 2001, p. 134).

Cependant, cette vision des choses doit être nuancée. En effet, si l'on considère l'espace public à travers les formes de vie sociale, il est possible de discerner, dans les nouveaux centres, l'émergence de modes de communication et de rencontre particuliers. Ainsi par exemple, les centres commerciaux tendent à s'affirmer comme des lieux de vie publique, des vecteurs de vie sociale : les gens s'y rendent pour les achats, mais aussi pour déambuler et pour les loisirs (fitness, coiffeurs, etc.), les rencontres. L’on peut donc se demander si la place, faite de pierres, d’arbres et de fontaines va progressivement être substituée par le « forum » du centre commercial moderne, en verre, en plastique et en néons.

Il est peut-être encore un peu tôt pour évaluer, sur le long terme, les discours et représentations relatifs à ces espaces, mais il n'est pas impossible qu'ils soient (ou deviennent) des supports d'identités collectives et prennent une dimension symbolique importante : symboles de modernité, repères et éléments signifiants, ils renvoient toutefois à des valeurs auxquelles nous ne sommes guère habitués.