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Dégradation du centre et recherche des premières solutions

Concevoir dans l’existant

9. Recomposer le centre

9.4.2. Dégradation du centre et recherche des premières solutions

C'est aux lendemains de la seconde Guerre mondiale et dans un contexte particulier (reconstructions et accélération des techniques coïncidant avec des destructions massives) que se pose réellement la question de la signification des ensembles, ceci à la fois pour les professionnels de la sauvegarde et pour les populations locales. La cohérence entre le monument – espace bâti - et son environnement – espace public - ne peut, dès lors, être ignorée.

Si la valeur du patrimoine reste avant tout mémoriale - il s'agit de s'assurer de la survie de la Nation - cette valeur mémoriale tend à se nuancer : alors que certains insistent sur le caractère historique des éléments, d'autres soulignent l’importance des mémoires multiples4. En parallèle, aux monuments exceptionnels commencent à s'ajouter les témoins modestes des premières industries et du monde ouvrier (bâtiments, installations, machines), ainsi que les vestiges de la vie rurale.

Les années après-guerre (et jusqu'au début des années septante) sont marquées par l'étalement urbain lié à l'usage généralisé de l'automobile ; les centres perdent de leur importance, sous l'effet de trois processus.

1. Il s'agit avant tout d'un dépeuplement important du centre, accompagné de changements sociaux considérables. Les centres concentrent un ensemble de problèmes : dégradation des conditions et du cadre de vie (bruit, qualité de l'air), parc de logements sur-utilisé et/ou mal entretenu, manque d'espaces verts, de places de stationnement et d'équipements. La campagne et l'habitat périphérique sont, en opposition, fortement valorisés : meilleure qualité de vie, habitat individuel et confort dus à la faible densité et à la proximité de la nature.

2. Les centres-villes perdent une partie de leur appareil de production, perte compensée par des activités tertiaires : ce sont essentiellement les petites et moyennes entreprises qui disparaissent ou émigrent vers la périphérie (innovations technologiques, restructuration). Cette disparition des petits

4 Voir à ce sujet la distinction entre Histoire et mémoire sous 8.1.2.

commerces (boutiques, artisans) au centre a des conséquences importantes à la fois sur les plans économique, sociologique et politique.

3. Enfin, une série de problèmes liés à l'essor de l'automobile émergent : accessibilité, stationnement, embarras de la circulation, pollutions (sonores et atmosphériques).

Progressivement, les centres se voient attribuer toutes les difficultés de la société urbaine : insécurité, délinquance, racisme, crise du logement.

« Symbole d'une réussite matérielle dans le passé, le centre devient alors celui d'une civilisation en crise » (Lévy, 1988, p. 40).

L’on assiste, durant cette période, à une importante dévalorisation du centre et de l'habitat ancien ; le centre concentre tous les problèmes, alors que la périphérie est perçue comme source de mieux-être. Le présent et les idéologies du progrès dominent, postulant que ce que l'on fait aujourd'hui est supérieur à ce qui était accompli autrefois.

Dans les années '60, le centre-ville suscite ainsi d’importantes inquiétudes ; s'il étouffe sous le poids des problèmes, certaines remises en cause de la valorisation dominante émergent : les villes vont-elles cesser d'être des villes en perdant tout sens de l'urbanité ? Quant aux campagnes, comment vont-elles vivre les changements (morphologiques, sociaux ; problèmes de gestion des coûts, etc.) ?

Le centre-ville est en crise, frappé de maux, et il s'agit de trouver des solutions, ou remèdes. Les formulations fonctionnalistes et le langage organiciste occupent une place fondamentale : le centre est conçu comme le cœur, le cerveau, le poumon de la ville, centre à partir duquel irradient les rues ou artères permettant d'irriguer l'ensemble du tissu. Mais ce centre souffre de congestion, est menacé d'infarctus, d'embolie, de paralysie ; sa mort signifie la mort du système. On s'interroge, par conséquent, sur les façons d'intervenir sur ce corps malade. Le préfixe « re » (requalification, revalorisation, etc.) s'impose dès lors, soulignant la nécessité de thérapeutiques ; celles-ci se doivent de redonner une certaine centralité au noyau ancien (les procédures et les acteurs pouvant varier considérablement) (Lévy, 1988).

Un savoir-faire spécialisé, technicien est dès lors mobilisé, privilégiant les praticiens au détriment des chercheurs (en sciences humaines). Une meilleure adéquation du centre à ses nouvelles fonctions est préconisée, ceci selon une perspective de rationalisation économique. Durant cette phase, les analyses et perspectives fonctionnalistes dominent, avec leurs valeurs de progrès et de modernisme. Le centre, en devenant le creuset des activités tertiaires, s'est inscrit comme lieu de gestion et de décisions par excellence ; il regroupe des fonctions nombreuses et variées qu'il s'agit de hiérarchiser à travers un système de voies adéquat.

C'est au « chirurgien » d'intervenir : la régénération du centre passe par « le

les capitaux publics et privés sont mobilisés. C'est la période des rénovations lourdes ; les interventions massives de rénovation (urbaine)5 se multiplient en Europe dans les années cinquante à septante, favorisées par la spéculation immobilière et appuyées par les principes de l'urbanisme fonctionnaliste et du Mouvement moderne (Congrès internationaux d'Architecture moderne, CIAM).

Ce type d'opérations implique des relogements (procédures d'expulsions et d'expropriations) justifiés de la façon suivante : insalubrité sanitaire des bâtiments, problèmes sociaux, inadaptation aux besoins et aux nouveaux usages, recherche d'une meilleure rentabilisation du sol, inadaptation à l'automobile et volonté de changer l'image d'un ensemble ou d'un quartier.

Ainsi, ces programmes de rénovation se basent sur un déterminisme important : les « bas-quartiers » ou taudis, à l'environnement insalubre, génèrent des maladies, de la criminalité, du désordre social ; en déplaçant les populations concernées, les problèmes sociaux vont être résolus. Cependant, les efforts déployés par les pouvoirs publics et les collectivités locales, afin de faire disparaître « ces taudis » débouchent fréquemment sur des processus de gentrification. Enfin, la rénovation suppose une intervention de l'appareil d'Etat sur la structure urbaine telle qu'elle s'est constituée au cours du temps : réagencement des utilisations du sol, remembrement des parcelles, recomposition de l'équilibre bâti et espace public, modifications des fonctions et du contenu social.

A l'inverse des mouvements de destruction, la résurgence du mouvement culturaliste6 se fait sentir et est accompagnée de la mise en œuvre de nouvelles lois (France, loi Malraux, 19627), permettant la protection des ensembles. Selon cette perspective, il devient évident que les lieux particuliers (places, quais, etc.) ne sont guère « coupés » du contexte dans lesquels ils s'intègrent. La prise en compte de secteurs entiers, comme les quais de la Seine, illustrent cette nouvelle sensibilité patrimoniale : « Si nous laissions détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l'ombre de Baudelaire. Or, sur la plupart de ces quais, au-delà de Notre-Dame, ne figure aucun monument illustre, leurs maisons n'ont de valeur qu'en fonction de l'ensemble auquel elles appartiennent. Ils sont les décors privilégiés d'un rêve que Paris dispensa au monde, et nous voulons protéger ces décors à l’égal de nos Monuments » (Malraux, 1962). La perspective générale de cette période est celle de « fixer en

5 La rénovation signifie « l'action de remettre à neuf » ; elle désigne généralement le fait de démolir une partie ou l'ensemble d'un secteur bâti (mais peut aussi se « limiter » à des transformations massives) et de reconstruire.

6 Issu de J. Ruskin, de W. Morris et de C. Sitte.

7 L'on reprocha cependant à cette loi d'être discriminatrice tant au niveau spatial que social : la sauvegarde de certains secteurs justifiait la destruction d'autres ; le cœur des villes devint

l'état » des quartiers qui, sans mesure de protection, seraient voués à la destruction ; parallèlement, l'on redécouvre les vides : des espaces publics de tout ordre, rues, sentiers, vestiges de cheminements divers sont aménagés.

Si les valeurs mémoriale et esthétique sont donc avant tout revendiquées (en France sous la pression de Malraux, historien de l'art), l'idée émerge cependant que l'élément sauvegardé peut susciter, dans son périmètre, des effets de régénération sociale et économique.

La Charte de Venise (1964) s'inscrit dans cette tendance, en réaction à l'urbanisation croissante (reconstruction de l'Europe) et aux politiques de rénovation « chirurgicale » des centres anciens, suscitées par l'idéologie des CIAM. Cette Charte insiste sur les valeurs sociale et économique des ensembles historiques.

Ces diverses perspectives sont reprises et approfondies lors de rencontres internationales (Congrès de St-Jacques-de-Compostelle, Recommandation de l'Unesco, Conseil de l'Europe, Conseil international des monuments et des sites ICOMOS). Ces rencontres soulignent les objectifs vers lesquels tend désormais la politique du patrimoine, objectifs encore à l'ordre du jour :

- adaptation du patrimoine à la vie contemporaine et remise en cause du dilemme progrès-conservation ;

- intégration de la conservation du patrimoine dans les plans d'aménagement ;

- association de la protection de la nature et des ensembles urbains menacés par les grands travaux de construction et la spéculation foncière ;

- nécessité d'une vision unitaire parmi les professionnels de l'espace ; - protection des œuvres modestes ayant une signification culturelle.

Parallèlement, des prises de conscience des effets pervers de la rénovation urbaine émergent « par le bas » et un mouvement populaire se constitue, dénonçant les ghettos de luxe (habitat, commerces et bureaux de haut standing) et la déportation des populations modestes vers les périphéries. Le principal reproche est celui de briser, par le déplacement de populations, les sentiments d'appartenance, ce qui peut déboucher sur des conséquences néfastes en termes de construction identitaire. Le déterminisme, qui met en relation propreté et citoyenneté, et, à l'inverse, insalubrité et inadaptation sociale, est dénoncé. Au niveau morphologique, l'on reproche à ces opérations de scinder quartiers rénovés et quartiers anciens, sans réflexion sur leur continuité. Au niveau architectural, c'est la perte de la substance historique d'origine qui est critiquée.

Ainsi, si les opérations de rénovation urbaine et les départs de population vers les périphéries restent des tendances dominantes durant cette époque,

marques d'enracinement ; les revendications (marquées par les événements de 68) portent sur le local, le droit à la ville, à la qualité des espaces de vie, à l'animation, enfin à la participation de la population aux processus de décision.

Des luttes urbaines s'engagent, fondées sur une opinion publique traumatisée par la conquête du béton et la spéculation foncière ; si ces luttes émergent avant tout dans les quartiers centraux et sous l'impulsion des intellectuels, elles s'étendent à d'autres quartiers et à d'autres couches de population. Ces mouvements regroupent parfois des acteurs, jusqu’alors opposés : propriétaires fonciers menacés dans leurs intérêts, petits commerçants concurrencés par les boutiques de luxe et l'affirmation des centres commerciaux périphériques, locataires menacés d'expropriations et de hausses de loyers, associations de défense du patrimoine et enfin écologistes qui dénoncent la dégradation du cadre de vie urbain.

Pour tous, le patrimoine est porteur de culture et d'histoire, important vecteur identitaire, ceci en opposition aux logiques technocratiques : le génie du lieu s'oppose dès lors à la table rase. La valeur économique du patrimoine, privilégiée dans les opérations de rénovation urbaine, entre en conflit avec les valeurs mémoriale et esthétique.