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Le web et les RSN : contrôle maximal de soi pour construire une carte d’identité numérique valorisante

Dans le document LES ADOLESCENTS FACE AUX IMAGES VIOLENTES (Page 39-43)

Les jeunes enquêtés du Groupe 1 construisent une distance avec ces plateformes, s’en servant pour garder le contact avec des proches ou pour se faire une sorte de « carte d’identité » virtuelle. On peut y déceler une « compétence stratégique », définie par Périne Brotcorne et Gérard Valenduc (2009,

p. 54) comme « l’aptitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnement professionnel et personnel ». Dès le premier entretien dans l’établissement 1, les adolescents se montrent très à l’aise pour exposer leur stratégie sur les réseaux sociaux. Ils ont pratiquement tous ouvert un compte sur Facebook, d’autant que le lycée le leur impose depuis la seconde.

Elias : […] c’est vrai que Facebook ça a maintenant un côté un peu plus officiel, ça veut dire que, bah, ça a été créé en 2004, du coup il y a le temps qui est passé, et, voilà, pour nous je dirai que c’est presque, notre carte d’identité des réseaux sociaux, je pense…

Plusieurs personnes approuvent.

Elias : Ça veut dire que c’est la première étape, fin, le premier réflexe qu’on va avoir quand on découvre quelqu’un au lycée…

Plusieurs autour de lui approuvent.

Elias : c’est qu’on va chercher son nom sur Facebook, et ça voilà, fin, un peu… Une fille: Ah, c’est elle qui stalk32 (Rires forts de plusieurs personnes).

Elias : Non, mais il y a vraiment ça. Il faut faire attention à ce qu’on poste, et il faut vraiment donner l’image qu’on a envie de donner de nous.

Louis : Ah, oui.

Elias : Et en plus les nouvelles générations, nous, on a beaucoup plus de recul qu’avant, quand on était au collège. Je crois qu’on a un peu déserté Facebook, ou au moins on poste beaucoup moins de choses dessus et on va peut-être changer sa photo de profil une fois tous les cinq mois et après…

Fille : Voilà…

Elias : Et encore, et voilà quoi. Donc du coup… on fait également attention à ce qu’on va « aimer » sur Facebook et tout, pour, voilà, donner l’image qu’on a envie de donner.

Fille : Tu as raison quand tu dis que c’est une carte d’identité…(Entretien collectif, établissement 1)

Ces échanges montrent bien la capacité à élaborer une stratégie numérique et à l’exposer. Il s’agit là d’une norme collective partagée, autour d’un contrôle très fort de son image sociale. Elias qui a un fort désir d’inclusion dans le groupe, explique plus tard comment il est important d’être présent sur les RSN, sans en avoir l’air. Disposant d’une grande habileté dans l’expression orale, il peut expliciter les normes implicites du contrôle social auquel ils font face sur Facebook. Il faut y être sans y être, avec « nonchalance » explique Elias. Une façon d’assurer une présence, sans se mettre en danger, sans s’exposer au ridicule et à la critique du groupe. Ces stratégies fines de sélection des informations, des moments où on apparaît, qui ne doivent être ni trop fréquents, ni trop éloignés, pour rester sur la scène et dans les mémoires.

Elias : Moi je pense qu’il faut un peu de nonchalance au niveau des réseaux sociaux, fin, je pense que c’est la meilleure attitude à avoir, parce que, si les gens voient qu’on est trop impliqué, qu’on va montrer notre vie, etc. eh, ça devient vraiment ridicule, c’est comme si [on ] n’a pas de vie et tout…

Quelques-uns rient.

Garçon : Fin, en soi, on se dit c’est un « bolos » et tout… Fille : Oui, c’est ça.

Plusieurs personnes rient. Fille : Ça, ça dépend aussi…

Elias : Et […] quand j’ai un truc, fin, quand, je fais un voyage et [que] j’ai envie de

mettre une photo, des fois je me laisse, fin, le temps de la réflexion, et je me dis : non, on va croire que t’as rien fait de ta vie…

Fille : que c’est le seul voyage (elle rit)…

Elias : (Rit) Ouais, c’est ça, que c’est le premier voyage que tu as fait de ta vie et tout (rit)…

Quelques personnes rient.

Elias : Et du coup, fin, voilà, donc il faut absolument adopter une position, fin, avoir un regard extérieur des réseaux sociaux, être nonchalant, et montrer qu’on est là sans être là, ça veut dire que, je viens et après je repars, et bah je regarde ce qui se passe, et…

Fille : Parce que j’ai une vie…

Quelques personnes rient pour approuver. (Entretien collectif, établissement 1)

Le fait de ne pas être suréquipé - plusieurs d’entre eux mentionnent en public ou dans les entretiens individuels ne pas avoir de téléphone haut de gamme - leur donne aussi l’occasion de réfléchir avant de publier.

Louis : Bon, et des fois je me dis, pour faire comme tout le monde je pourrais poster ça et puis… en fait non, parce que je me rends compte que c’est pas vraiment utile et que ça sert à rien. Mais, mais quand même Facebook c’est…

SJ : Juste, juste une remarque. Vous dites, je pourrais le poster et finalement je me dis ça sert à rien. Mais, vous avez le temps de penser à tout ça ?

Louis : Oui, bah, fin… je ne suis vraiment pas habitué aux réseaux sociaux donc, quand je, quand je m’apprête à mettre une publication je me dis, est-ce que ça va m’apporter quelque chose ou …, et généralement non, généralement, fin, des fois je le fais quand même, mais, ça ne m’apporte pas vraiment tant que ça…

Quelques-uns rient.

SJ : Qu’est-ce que vous voulez dire par « m’apporter » ?

Louis : Eh, je ne sais pas, est-ce que je serai plus heureux après avoir mis une photo de moi à telle fête… pour que 150 personnes puissent me voir, ou plus, suivant le nombre d’amis qu’on a. » (Entretien collectif, Établissement 1)

A partir de ces éléments, nous comprenons à quel point le rapport des adolescents de l’établissement 1 à Internet s’inscrit dans des comportements contrôlés, comment certains réussissent à installer dans leurs pratiques numériques des espaces de réflexivité systématiques mettant à distance la dimension pulsionnelle et spontanée. Ce type de comportement ne reflète pas forcément celui de l’ensemble des membres du groupe mais il correspond à l’idéal de comportement des adolescents de l’établissement 1, il définit la représentation qu’ils se font de la bonne pratique de l’internet. Il laisse percevoir un niveau de contrôle de soi et d’exigence de la part du groupe très élevé.

Dans l’établissement 2, le niveau de maîtrise langagière et l’élaboration des stratégies de présentation de soi sont moins exigeants, la diffusion d’une image un peu dévalorisante, qui est un jeu qu’ils ont expérimenté, un de leurs camarades ayant fait remonter sur le fil Facebook des photos anciennes un peu « ridicules » est vécue sur un mode peu dramatique. L’établissement 2 se structure plutôt autour des valeurs de tolérance qui s’accompagnent, à l’opposé de l’établissement 1, d’un certain relâchement. Ainsi Achille explique-t-il qu’il prend beaucoup de photos sur Snapchat pendant un cours dont l’enseignante est si peu exigeante qu’ils ont « l’impression d’être en permanence ». Ils échangent alors un grand nombre de selfies « originaux ». Mais le même Achille, raconte une plaisanterie à connotation culturelle qu’il a faite sur Snapchat, dont il est content : lors de la diffusion du film « Intouchables », il a pensé à la caste indienne homonyme, et a taggué l’image avec le mot « parias ».

Quand Angèle rend compte de ses publications sur Snapchat, et en particulier de ses stories, elle est un peu gênée, à la différence de Elias elle a du mal à rendre compte de sa stratégie de publication :

SJ : Et vous, qu’est-ce que vous faites comme snap ? Ça vous arrive d’en faire beaucoup, parfois ?

Angèle : Bah quand on m’envoie en privé, je réponds, j’envoie des photos, normalement,

SJ : Un selfie, c’est ça ?

Angèle : Oui, et, oui, je poste régulièrement des stories. SJ : qu’est-ce que vous postez comme story ?

Angèle : Bon, ce n’est pas très intéressant, mais c’est ma vie, quoi, (Rires). Je ne sais pas…

SJ : Bah, si vous le faites c’est que vous pensez que ça peut intéresser quelqu’un. Alors, qu’est-ce que vous aimez bien faire ?

Angèle : (rit un peu) Bah, voilà le café ! (Rires) […] Quand on est posé au café. SJ : Ah oui ! D’accord.

Angèle : Tac ! Après, fin, je ne sais pas, parce que je poste ce que je trouve intéressant, je ne sais pas comment dire.

SJ : Vous savez pourquoi vous postez ? Ce n’est pas forcément l’image qui est intéressante, mais, qu’est-ce que vous visez ?

Angèle : Alors, la représentation qu’on donne de soi, peut-être, je ne sais pas. SJ : Oui, mais si c’est au café…

Angèle : Non, mais ça montre, SJ : Que vous êtes au café…

Angèle : Ça montre qu’on a des amis, que, je ne sais pas. Une autre fille : C’est cool.

Angèle : Non, mais, qu’on n’est pas exclu, fin je ne sais pas. SJ : Qu’on n’est pas seul ?

Angèle : Ouais. (entretien collectif n°2, établissement2).

On voit que la diffusion de photos est acceptable dans le groupe, et soutenue par les camarades, qu’il s’agit en même temps d’images peu intimes, qui viennent manifester une existence, qui témoignent de « la vie » et de la capacité à avoir une sociabilité.

La culture médiatique du groupe 1 est marquée par un gout pour l’écrit et la médiatisation des savoirs, un certain éloignement des médias audiovisuels, même si ce n’est pas le cas de tous (notamment dans l’établissement 2). Les choix s’expriment aussi bien positivement parce qu’on va consulter volontairement, les séries essentiellement d’origine nord-américaine, jugées classantes, qui les rapprochent des goûts des cadres, une culture cinématographique éclectique, qui n’est pas entièrement centrée sur les blockbusters, à l’incitation des parents, et par les contenus qui sont évités, émissions de téléréalité, films d’horreur notamment. La perspective des études supérieures et la stimulation intellectuelle des parents construisent un rapport aux médias d’information fait de curiosité et d’ouverture à l’information internationale, avec une forte orientation vers le continent nord-américain. Le rapport à internet et les publications qu’on peut faire sur les RSN sont l’objet d’une attention particulière. L’enjeu perçu est celui de la construction d’une identité numérique valorisante, dans un contexte de fort contrôle social et de fort contrôle de soi. Les deux établissements présentaient cependant des différences sur ce point : dans le 1er établissement les jeunes étaient capables de

discuter longuement de leurs stratégies, faites de présence et de « nonchalance », travaillant le champ et le hors-champ, pourrait-on dire, travaillant à maximiser la conscience de l’image que les publications peuvent projeter de soi ; dans le second établissement les jeunes développaient une relation plus

confiante et décontractée à leur public et faisaient primer le partage d’une représentation de soi sociable, « cool ».

3. Groupe 2 : des pratiques médiatiques principalement

distractives et audiovisuelles, un rapport très méfiant aux

RSN

En dehors des BD, des lectures orientées essentiellement vers

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