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La confrontation récente aux images violentes

Dans le document LES ADOLESCENTS FACE AUX IMAGES VIOLENTES (Page 62-67)

Les images violentes rencontrées peuvent l’avoir été au cinéma. Au sein du groupe 1, certains disent avoir vu des scènes de violence dans des films qu’ils regardent car ils connaissent le nom du réalisateur et ont envie de voir les films qu’il sort. C’est le cas d’Olga et d’Candice, qui sont

respectivement allées voir des films de Quentin Tarantino et de Stanley Kubrick et sont sorties de ces séances relativement choquées. La pression du groupe est un des moteurs de l’exposition à des images violentes qui relèvent de la culture du groupe. Valentine, qui fait partie du groupe 1, a été marquée par des soirées « Halloween », où, avec des amies, elle regardait des films d’horreur. C’est aussi ce type de film que Sophie, comme d’autres membres du groupe 2, sont régulièrement allés voir au cinéma avec leurs amis. Plusieurs filles expliquent qu’elles doivent résister à une certaine pression du groupe pour faire accepter, quand c’est le cas, qu’elles n’aiment pas les films d’horreur. Manifester sa sensibilité est en effet toujours difficile pour des adolescents. Même dans l’établissement 1, dans lequel les jeunes sont particulièrement protégés de ces images, ne pas aimer une série à cause de sa violence n’est pas facile à assumer devant le groupe. C’est frappant pour Céline (établissement 1) comme pour Angèle (établissement 2), qui, lors des entretiens collectifs mentionnent qu’elles connaissent Game of thrones mais ne la regardent plus, alors qu’elles n’expliqueront qu’en entretien individuel le fait que cette série soit trop violente à leur goût. Toujours dans le registre de la fiction, s’ajoutent les images de violence vidéo-ludique rarement présentées par les adolescents comme leur posant problème. A leur âge, quand ils ne les aiment pas, ils les évitent. Quand ils les aiment, ils les visionnent parce qu’ils aiment le gore, parce que ça les détend, voire parce que ça les défoule de pouvoir tuer virtuellement des gens, même si c’est parfois de façon très réaliste.

Certains se rendent aussi sur des sites spécialisés dans la violence (ont été cités noamment « webchoc », un site russe, « goregrish », un site américain en anglais, « reddit » pour sa page

morbidity). Cette recherche d’images-chocs est plus systématique dans le groupe 3. Arthur et Yacine

visionnent des « vidéos de fou » (évoquant le nom du site videodeouf) qui contiennent notamment des scènes de décapitation, tout comme Ignacio, qui trouve ce genre d’images ainsi que des viols sur le site d’une mafia russe. Toujours dans le même groupe, Chems va en ligne voir des images d’exécution, de lapidation et Apollina consulte régulièrement le site « choc.com » afin de trouver des vidéos de bagarres, qu’elle aime « trop ». La recherche d’images violentes apparaît aussi mais de façon relativement contrôlée et ponctuelle dans les groupes 1 et 2. Dans la section intitulée Morbide curiosity du site Reddit, Guillaume et Pierrick (groupe 1) sont allés voir des images de fractures ouvertes, de femmes cancéreuses, dans le but de « comprendre la mort » et d’affronter la peur de la mort.

Mais très souvent il leur suffit de consulter leurs comptes sur les RSN pour se trouver face à face avec des images qui les choquent et les renvoient où non sur des sites externes. Le constat s’est imposé au fil des entretiens, les adolescents sont confrontés à de très nombreuses images violentes sur les RSN et en particulier sur Facebook. Le constat a surpris l’équipe au départ, même si la question du filtrage sur les grandes plateformes revient depuis 2015 régulièrement à l’actualité. Un des paradoxes de Facebook est en effet que le réseau se prétend à la fois être un espace sûr, amical, censurant des tableaux comme L’origine du monde, au nom de la pudeur, sur le mur des comptes, alors que des vidéos pornographiques, des vidéos de violences sexuelles, des vidéos de violence peuvent circuler sur les fils d’actualité au motif, quand elles sont signalées, qu’elles ont ou pourraient avoir un caractère informatif (voir la déclaration de Monika Bickert en décembre 2015, déjà citée au chapitre 1).

Ces images-chocs sont probablement parmi les plus partagées, avec les vidéos humoristiques. En effet, face à des images choquantes, pour supporter les émotions qu’elles suscitent, les adolescents ont souvent tendance à les montrer à d’autres, comme le font leurs frères ou sœurs, copains, et même certains parents, quand ils sont choqués eux-mêmes par des images. Sur les réseaux sociaux, les vidéos partagées sont de ce fait souvent des vidéos fortes émotionnellement. En voici quelques illustrations qui permettent de comprendre aussi le trouble qu’elles causent. Kady recevait « parfois » sur son compte des vidéos d’accidents. Elle a préféré fermer son compte depuis, et mais se souvient encore des images qu’elle a visionnées il y a quelques mois sur son fil d’actualité.

Kady : [..] ils montraient une vidéo de quelqu’un, il était monté dans une tour, mais il n’avait pas de protection sur lui, donc après, il est monté jusqu’au sommet, après il est descendu comme ça, donc on le voyait descendre, et on le voyait tomber… SJ On le voyait tomber du haut d’une tour ?

Kady : Oui, voilà. SJ : Et s’écraser ? Elle hoche la tête.

SJ : Ça vous a choquée ?

Kady : Oui, un petit peu. Ils montraient aussi une personne qui s’est fait percuter par une voiture. […] Une autre aussi par un camion.

SJ : Ce sont des chaînes d’accident ? GW Ça, c’est sur FB ?

Kady : C’est des gens, ils montrent des vidéos comme ça. […] SJ : Que faisiez-vous devant ces images ?

Kady : Je sais pas, je suis choquée.

SJ : Vous regardiez jusqu’au bout ou vous évitiez ces images ? Comment vous faites ?

Kady : Je regarde jusqu’au bout, après je change directement. Je regarde autre chose. Je regarde plus des images et des vidéos comme ça [après l’avoir vue]. Et maintenant, elle ne regarde plus « d’images choquantes ».

C’est le même genre de vidéo qu’Ouarda voit grâce aux recommandations de son frère. Il aime beaucoup « regarder des vidéos d’accident » mais quand il voit des piétons se faire renverser « là, il est choqué ». Redda (établissement 6) en a vu une du même genre sur YouTube. Il raconte la dernière qui l’a choquée, la présentant comme « une vidéo qui fait peur » :

« Une dame qui rentre chez elle avec son téléphone, elle rentre de ses courses normalement », « et quand elle est rentrée, elle a posé ses affaires, elle s'est retournée et y'avait quelqu'un qui lui a fait une blague, qui était derrière elle et qui lui a fait peur. En fait, elle a eu peur, elle a couru, et la blague a mal tourné parce que, elle a couru, elle est sortie de chez elle, elle a traversé la route, et au moment où elle a traversé la route en courant, y'a une voiture qui est venue et qui l'a percutée ».

Redda a vu cette vidéo récemment et cherche à préciser les sentiments qu’il a eus à l’égard de la vidéo, mais aussi de celui qui l’a produite et diffusée.

« Ça m'a pas fait peur ni choqué ni… mais voilà, franchement, j'ai dit le gars, il est complètement débile, parce qu’il a filmé pendant ce temps-là ! En plus il trouve ça marrant de faire peur aux gens qui rentrent chez eux.

SJ : Qu’est-ce que vous, vous en pensez, c’est pas drôle ou c’est plus grave ? Redda : C'est pas drôle et c'est plus grave parce que, certes c'est un jeu, tu voulais rigoler mais c'est pas marrant, la personne, elle se retrouve sous les roues de la voiture. Y'a rien de marrant là-dedans. Franchement, c'est pas ça m'a choqué, ça m'a plus déçu quoi. Ça m'a déçu, moi je pensais que ça allait être drôle.

Selon Redda, cette vidéo n’est pas un montage mais filme un accident réel, car la personne continue de filmer pendant que les pompiers arrivent. Ce qui l'a le plus choqué c'est le fait de filmer cette scène et ensuite de la publier en ligne sur YouTube, alors qu'une personne est « passée sous les roues » d'une voiture. Il a vu cette vidéo sur la recommandation d’un de ses contacts, en l’occurrence celle de sa cousine. Et s’il n’est pas choqué, car peu de garçons osent avouer qu’ils sont choqués, encore moins ceux qui sont suivis par la PJJ, il sait libérer sa colère contre la diffusion de cette vidéo et désigner un responsable, formulant donc un point de vue personnel qui tient compte à la fois de l’opportunité de médiatiser cet accident, mais aussi de ce qui lui semble insupportable, la confusion entre le drame qui se déroule et la dérision.

Il explique aussi son éloignement vis-à-vis de Facebook par le fait qu’il avait vu, étant « plus petit » la vidéo « d’une fille qui se faisait violer ». « Moi, c’est pas mon délire, c’est pour ça que j’ai arrêté toutes ces bêtises », c’est-à-dire qu’il a pris de la distance vis-à-vis de Facebook. Il dit qu’il n’a pas regardé cette vidéo, car la présentation que lui en avait faite un ami lui a suffi. Il ne souhaite pas regarder ce genre d’images, même pour la dénoncer. La résistance que manifeste Redda vis-à-vis de la pulsion scopique est très claire, mais pas toujours facile à mettre en œuvre pour les adolescents, quel que soit leur milieu social.

Sur les RSN, et en particulier sur FB, les enquêtés rencontrent donc des images violentes, c’est- à-dire relatives à des actions qui recourent à la force au risque de faire souffrir, voire de tuer. Ces images sont souvent trash, c’est-à-dire porteuses de formes de réification. Pour reprendre quelques-uns des exemples cités par eux comme des images qui leur font violence et ont donc un potentiel d’effraction et d’anxiété, ce sont d’abord des vidéos de bagarre qui circulent sur les fils d’actualité des groupes 2 et 3, plus rarement ceux du groupe 1, qui a des réseaux sur Facebook moins étendus, et qui se trouve plus éloigné socialement des petits délinquants, grands amateurs de spectacles de bagarre.

Les images auxquels ils sont sensibles et dont ils se souviennent, qui sont probablement aussi celles auxquelles ils sont les plus exposés, varient selon leur sensibilité. Karine est plus sensible aux images de filles qui se font frapper, ce sont les images dont elle se souvient le plus et qui l’indignent. D’autres vont être davantage envahis par des images d’enfants maltraités, d’autres par des images d’accidents, d’autres encore par des images de suicide etc…

La plupart des enquêtés ont été confrontés également à des images d’attentats, celles du policier, Ahmed Mérabet, assassiné devant Charlie Hebdo, celles du Bataclan et du Carillon, en particulier, nous en avons recueilli des témoignages dans tous les groupes. Les images des attentats font partie de celles qui ont le plus choqué Maël sur son fil d’actualité, Elvina a été heurtée par des images vues à la télévision (tous deux dans l’établissement 1). Au moment des attentats, deux types d’images circulaient d’après Marion (établissement 10), des images sanglantes sans aucun avertissement sur son fil Twitter et, sur FaceBook, des vidéos provenant de sites d’information, accompagnées d’un avertissement. Elle a remarqué la présence de cet avertissement, qui pouvait lui permettre d’être prévenue, et d’éviter de regarder, mais au début, c’est-à-dire pendant les attentats, elle cliquait pour savoir, « pour voir la gravité de la situation ». En revanche, face à d’autres images de

violence (décapitation notamment) elle ne cliquait pas. Sakura a été « dégoûtée » par des images de vidéos-surveillance du Carillon, un des cafés touchés par l’attaque du 13 novembre, qui ont circulé sur son compte Facebook, Zohra s’est « énervée » face aux images de ces mêmes attentats (toutes deux dans l’établissement 9).

Ils ont reçu également des images de propagande en provenance de Daech, comme celle du pilote jordanien immolé par le feu dans une cage. Ces vidéos sont plus souvent évoquées par le groupe 2 qui en est horrifié. Nouria a regardé avec une copine une décapitation, réalisée par un « terroriste », l’assassinat de personnes en train de prier aussi. Dans les groupes 2 et 3 ils reçoivent également des images de propagande pro-palestinienne régulièrement. Dans le groupe 2 qui en parle le plus, Marcia et Leïla les ont visionnées sur Instagram, sans savoir toujours si elles sont fiables. Parmi les jeunes délinquants, Ignacio se souvient d’avoir vu une vidéo où des Israéliens auraient « enterré vivants des enfants » palestiniens « dans un trou ». Bunny est très en colère d’avoir vu des soldats israéliens « lyncher » un palestinien en sang. Ils sont choqués plus généralement par des images de guerre, notamment d’enfants syriens, Marcia a vu un enfant probablement palestinien dont la moitié du crâne avait été enlevé par une bombe. Nathalie considère que c’est sur Instagram que ces images sont plus fréquentes, elle voit souvent des photos d’enfants blessés, elle a parfois vu la photo d’une petite fille dont on voyait battre le cœur mais ne comprend pas pourquoi ces photos circulent :

« Je me dis que c’est débile de poster des photos comme ça. Fin, certaines photos je pense que c’est débile » (Nathalie, établissement 10).

Dans les trois groupes, ont été mentionnées comme particulièrement violents des messages racistes ou haineux représentant des violences des partisans du Front national contre des journalistes, des violences policières à l’encontre de personnes noires aux Etats-Unis, des violences contre des enfants étrangers, contre des clandestins, contre des handicapés, la plupart du temps diffusées pour dénoncer ces violences, mais pas toujours, comme le signale Saïda (établissement 8) à propos de Mojito, un Snapchater connu pour ses vidéos de provocation sexistes.

Ils reçoivent sans trop savoir d’où elles proviennent des images de violences policières américaines ou marocaines, des images choc d’exécution, la décapitation d’une femme par un gang mexicain notamment. Mais ce sont les adolescents du groupe 3 qui rencontrent le plus souvent des images qui vont le plus loin dans la violence, décapitations, lapidations, vidéos de suicides, de bagarre à la hache, scènes d’égorgement (Joachim), de viols (Redda) ou encore d’agressions sexuelles (Martin). L’ampleur de la rencontre avec ces images, vient aussi de leur fréquence : pour les plus gros consommateurs, selon la configuration et la taille de leur réseau de contact, elles leur arrivent tous les jours, ou plusieurs fois par semaine sur leurs fils d’actualité. Face à ces images, de nombreux adolescents se sentent à la fois démunis, et attirés. Un certain nombre nous ont dit régulièrement qu’ils étaient « trop curieux » et ne pouvaient pas s’empêcher de regarder la suite même si certains évoquaient la peine qu’elles leur causaient.

Dans le document LES ADOLESCENTS FACE AUX IMAGES VIOLENTES (Page 62-67)

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