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La RPI équivaut dans la pratique à une prolongation du mandat présidentiel

Première Partie Ce que la théorie dit

Section 2. La RPI équivaut dans la pratique à une prolongation du mandat présidentiel

JUAN BAUTISTA ALBERDI, homme illustre et intellectuel du processus de la Constituante argentine, dans son ouvrage capital publiée en 1852 et qu’il intitula « Bases et points de départ pour l’organisation politique de la République Argentine », lança un avertissement sur l’inconvénient de la RPI puisque, en termes pratiques, elle équivalait à une “ extension ” du mandat présidentiel. Dans son projet de Constitution pour la nation des Gauchos il recommanda une durée du mandat présidentiel de six ans, sans possibilité de réélection sauf « avec un intervalle d’un mandat ». Et cela parce que :

Admettre la réélection, c’est allonger à douze ans le terme de la présidence. Le président a toujours les moyens de se faire réélire et il y renonce rarement. Toute réélection entraîne de l’agitation parce qu’elle lutte contre des préventions résultant du premier mandat ; et le mal que représente l’agitation ne compense pas l’intérêt de l’esprit de logique dans l’administration qui dépend plutôt du Ministère151.

ALBERDI a vu juste pour l’essentiel parce qu’il a montré deux des défauts majeurs de la RPI, et cela bien avant qu’ils ne se manifestent dans toute leur gravité sur la scène démocratique latino-américaine contemporaine : le premier est que, dans la pratique, la RPI équivaut à une prolongation du mandat présidentiel parce que le président-candidat est un rival tacitement invincible lors des élections. C’est dans la

151 J. ALBERDI, Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, Buenos Aires, Talleres Gráficos Argentinos L. J. Rosso, 1933, p. 272.

même ligne que se place l’argument de LOEWENSTEIN selon lequel « l’interdiction que l’on trouve souvent dans l’Ibéro-Amérique de réélire le président après un ou deux mandats à la tête de l’État » cherche à « éviter que le président, ayant à sa disposition l’appareil du pouvoir de l’État ne s’enracine dans le pouvoir et ne devienne un dictateur »152.

Le deuxième grand problème de la RPI, qu’ALBERDI a aussi détecté de bonne heure, c’est qu’elle transforme le président, à partir de sa prise de fonctions, en esclave de sa popularité, des « préventions résultant du premier mandat », pour reprendre le langage utilisé en son temps par le juriste argentin. On ne peut comparer un chef d’État prisonnier des sondages (qui à l’époque où écrit ALBERDI n’existaient pas encore, même s’il y avait la notion « d’opinion publique », mais impossible à mesurer selon des échantillons représentatifs), à un autre qui est conscient que son mandat ne peut être renouvelé et qui est, par conséquent, disposé à assumer de plus grands risques en termes de gouvernabilité politique et médiatique. Le premier est en campagne depuis le début de son mandat et il ne fera rien qui puisse mettre en danger sa réélection, en destinant la plus grosse part de ses ressources à la construction de sa popularité, variable malléable mais aussi plutôt chère sur le marché politique. C’est la situation à laquelle fait face le chef d’État qui souhaite être réélu dès qu’il prend ses fonctions la première fois, avec le facteur aggravant que, dans ce cas, « l’échec sûr » affecte le pays et l’intérêt général du fait de l’espèce de camisole de force en matière de politiques publiques dans laquelle est engoncé le président et qui est le prix à payer pour garantir le triomphe aux prochaines élections. Nombreuses sont les réformes « non populaires » dont un État a réellement besoin, et un dirigeant esclave de sa popularité n’est pas en mesure de les favoriser.

Pour sa part, le président dont le mandat ne sera pas renouvelé peut effectivement agir en toute liberté, même à l’opposé de ce qui serait le plus populaire dans le futur immédiat s’il considère que cela sera bénéfique pour la nation à moyen et long terme. Pensons, à cet égard, à un exemple moderne, malheureusement typique

dans le panorama international comparé153: le président qui craint de réformer le système fiscal en faveur de sa progressivité à cause des représailles du secteur privé qui normalement est celui qui non seulement finance sa campagne mais qui contrôle aussi l’industrie des médias qui donnent forme à sa popularité154. La « formule magique » afin d’arriver à une plus grande équité et à un meilleur bien-être social dans n’importe quel pays ne constitue aucun secret : elle consiste à rendre réellement progressif le système fiscal, en privilégiant les impôts directs par rapport aux indirects, en grevant davantage la richesse que le revenu et en éliminant les exemptions et autres privilèges pour les plus fortunés, tout cela en vue du réinvestissement dans des infrastructures sociales ainsi que pour la santé et l’éducation. La raison pour laquelle presque aucun chef d’État sur la planète n’ose la mettre en place, a fortiori un qui souhaite sa réélection immédiate, c’est d’éviter de mettre en colère ses financiers économiques et ses parrains des média – qui sont souvent les mêmes.

Pour récapituler, lorsque le président-candidat est un adversaire électoralement imbattable, ainsi que le prouve l’expérience latino-américaine des 21 dernières années avec la RPI, nous assistons dans la réalité au couronnement constitutionnel d’une tromperie à l’encontre de la démocratie, et cela sous deux aspects : bien sûr face aux autres candidats présidentiels fantoches (dont le nombre ne dépasse pas normalement la dizaine), mais surtout face aux citoyens, c’est-à-dire ces millions de personnes qui croient choisir alors qu’en réalité ils sont des instruments de la manipulation de tout l’appareil du pouvoir présidentiel. La raison pour laquelle cela pourrait arriver en l’Amérique Latine n’est pas très difficile à trouver : dans le contexte du régime présidentialiste latino-américain, les pouvoirs du chef de l’État sont tellement exorbitants qu’au cas où il utilisera le pouvoir de l’État pour être réélu, les élections présidentielles deviennent alors un simulacre.

153 V. T. PIKETTY, Le capital au XXI siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013 et T. PIKETTY, Capital in the Twenty-First Century, Cambridge/London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2014.

154 Concernant la subordination du pouvoir politique « démocratique » aux intérêts du secteur privé et les financiers des campagnes aux Etats-Unis, on peut lire les ouvrages de T. FERGUSON,1995. Golden Rule: The Investment Theory of Party Competition and the Logic of Money-Driven Political Systems, Chicago, University of Chicago Press, 1995; J. NICHOLS et R. MCCHESNEY, Dollarocracy: How the Money and Media Election Complex is Destroying America, New York, Nation Books, 2013, et L.LESSIG,Republic, Lost: How Money Corrupts Congress –and a Plan to Stop it, New York, Twelve, 2015.