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Première Partie Ce que la théorie dit

Section 1. Les pères fondateurs

ALEXANDER HAMILTON, dans ses réflexions de The Federalist [Le Fédéraliste] sur la durée du mandat du président et sa possibilité de réélection, écrites en 1787, a été le premier à établir les bases de l’argumentation en faveur de la réélection sur le continent américain :

À la durée fixe et prolongée, j’ajoute la possibilité d’être réélu. La première est nécessaire afin de susciter chez le fonctionnaire le penchant et la détermination d’exercer de manière satisfaisante sa tâche, et afin de laisser à la communauté le temps et le calme nécessaires pour observer la tendance de ses mesures et, sur cette base, apprécier expérimentalement ses mérites. La seconde est indispensable pour permettre au peuple de prolonger le mandat du fonctionnaire concerné, quand il trouve des motifs d’approuver son bilan, et de faire que son talent et ses vertus continuent à être utiles, et afin de garantir au gouvernement le bénéfice de la fixité qui caractérise un bon système administratif92

Les raisons invoquées par HAMILTON pour justifier la RPI sont essentiellement d’ordre psychologique. L’argumentation explique que, dans la psyché du président, les effets d’interdire la réélection sont plus pernicieux que ceux de la permettre. L’auteur identifie quatre « inconvénients » de l’interdiction. Le premier, c’est que celle-ci réduirait la motivation du président à avoir un comportement correct car, selon lui, la soif de gloire de l’homme public agit de manière positive uniquement quand il peut mener à bon terme de grandes ambitions, dont la réalisation exige un laps de temps considérable. Dans le cas contraire, l’amour de la gloire devient, d’après HAMILTON, une motivation négative du fait de l’impossibilité de finaliser sa tâche et de l’obligation subséquente de la laisser dans des mains incapables ou qui lui sont hostiles :

Il y a peu d’hommes dont l’ardeur dans l’exécution de leurs fonctions ne diminuerait pas dans le cas où, à un moment donné, ils seraient obligés de renoncer aux avantages provenant d’une fonction publique, contrairement à ce qui se passerait si on leur permettait de cultiver l’espoir de continuer à les mériter93

92 A.HAMILTON, El federalista, LXXII, México, FCE, 1994, p. 308. 93 Ibid.

Le deuxième inconvénient, c’est qu’en raison de l’ambition qui caractérise tous les hommes, l’exclusion de la RPI conduirait le président à poursuivre des objectifs mercenaires, à succomber à la tentation du détournement d’argent et de la spoliation :

Le fonctionnaire vorace qui occuperait une charge publique et qui se projetterait de manière anticipée au moment où il devrait abandonner ses émoluments, sentira le désir, difficile à contrôler, d’en profiter au maximum et pendant qu’il est temps de le faire, et il est fort possible qu’il n’ait pas de scrupules pour s’abaisser à commettre les actes les plus sales afin de récolter des bénéfices importants bien que transitoires ; cependant, il serait probable que l’homme lui-même, devant différentes perspectives, se contente des avantages normaux de sa fonction et montre une certaine réticence à encourir le risque d’abuser de ses opportunités. Son avidité pourrait se transformer en protection contre son avidité. Ajoutons que cet homme pourrait aussi être, en dehors de vorace, vain ou ambitieux. Et s’il gardait l’espoir de prolonger les honneurs dont il jouit grâce à sa bonne conduite, il est possible qu’il doute devant le fait de sacrifier son appétit des honneurs à son appétit du gain. Par contre, si son avenir n’est en rien prometteur, l’avidité l’emportera certainement sur la prudence, la vanité et l’ambition94.

Le troisième inconvénient consiste en ce que l’interdiction de la RPI priverait le peuple du bénéfice de l’expérience acquise par les grands chefs d’État lorsqu’ils ont occupé leur fonction d’une manière remarquable. Cela obligerait à gaspiller la capacité de gestion acquise par les bons présidents au cours de leur carrière pour exercer leurs fonctions de la manière la plus efficace pendant des mandats successifs :

Que l’expérience est la mère de la sagesse, c’est un adage dont la vérité est reconnue aussi bien par les hommes les plus simples que par les plus érudits. Quelle qualité pourrait-on désirer le plus chez ceux qui gouvernent les pays et quelle serait la plus importante que celle- ci ? Chez qui pourrait-elle être plus désirée ou plus importante que chez le premier magistrat d’une nation ? Serait-il judicieux que la Constitution interdise cette qualité désirable et indispensable et qu’elle déclare qu’au moment même où elle est acquise, son titulaire sera obligé d’abandonner la fonction au cours de laquelle il y est parvenu et pour l’exercice de laquelle il est utile ?95

94 Ibid., p. 308-309.

Le quatrième inconvénient, c’est que l’interdiction de la RPI équivaut, selon HAMILTON, à priver les meilleurs hommes de la possibilité de rendre un service à la patrie quand elle en a le plus besoin, dans les pires moments de crise de l’État :

Il n’existe aucun pays qui, à un moment donné, n’ait ressenti un besoin impérieux des services de certains hommes dans des endroits déterminés ; il n’est peut-être pas exagéré de dire que ce besoin a un rapport avec la préservation de son existence politique. Par conséquent, combien imprudente serait toute disposition d’interdiction de ce genre dont l’effet serait d’empêcher un pays d’utiliser ses propres citoyens au plus grand profit de ses exigences et de ses circonstances ! Même sans considérer qu’un homme est indispensable grâce à ses caractéristiques personnelles, il est évident que le changement du premier magistrat, lorsqu’une guerre éclate ou en cas de crise similaire, pour le remplacer par un autre individu, y compris du même niveau de capacité, se ferait toujours au détriment de la communauté puisque le manque d’expérience remplacerait l’expérience avec le risque de fragiliser l’administration et de perturber le fonctionnement établi.96

Enfin, le cinquième inconvénient d’interdire la RPI, selon le père fondateur américain, c’est qu’elle deviendrait un facteur constitutionnel d’instabilité des politiques publiques, car le changement obligé de l’équipe de gouvernement provoquerait obligatoirement un changement des mesures :

Il n’est pas possible, en règle générale, d’attendre que les hommes changent et que les mesures continuent à être les mêmes. Selon le cours naturel des choses, c’est le contraire qui arrive. Et nous ne devons pas craindre de sombrer dans une rigidité exagérée, s’il existe encore même une possibilité de changer ; il ne faut pas non plus souhaiter d’interdire au peuple de continuer à déposer sa confiance dans ceux qui lui inspirent un sentiment de sécurité, car cette constance de sa part permettrait de repousser la gêne néfaste des conseils chancelants d’une politique muable97.

Les deux premières raisons avancées par HAMILTON constituent une réflexion spéculative dans laquelle le caractère modifiable à volonté de l’argumentation saute aux 96 Ibid., p. 310.

yeux : il est vrai que l’ambition peut être alternativement une motivation aussi bien pour la gloire que pour le déshonneur, mais cela dépend fondamentalement de la structure morale de celui qui l’éprouve, et non des fonctions qu’il exerce ou de la possibilité qu’il a de les conserver. Or, si on voulait faire une analyse de l’impact empirique que possède la RPI en tant qu’arrangement institutionnel sur la transparence du comportement des présidents, il faudrait effectuer une étude longitudinale de la corruption présidentielle grâce à des indicateurs conçus à cet effet pendant les premiers et seconds mandats consécutifs de différents chefs d’État, dans le but de savoir exactement si les présidents qui ne peuvent pas être réélus sont en réalité plus corrompus pendant l’exercice de leurs fonctions que ceux qui le peuvent. Il s’agit d’un travail qui n’existe évidemment pas pour soutenir les conclusions gratuites de HAMILTON.

De son côté, le messianisme latent dans les raisons trois et quatre tombe dans le sophisme du caractère irremplaçable de certains présidents, car nous savons que les « hommes indispensables » sont souvent une création de la propagande. Pour sa part, le cinquième argument va à l’encontre d’une conquête de l’État moderne : la professionnalisation de la fonction administrative, dont la « stabilité » ne peut pas dépendre du fait que le même président soit maintenu au pouvoir, mais plutôt de l’existence de fonctionnaires qui font carrière.

Section 2. Evolution du débat sur la réélection présidentielle aux