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Première Partie Ce que la théorie dit

Section 3. L’abus du pouvoir présidentiel à des fins électorales

3.3. Pouvoirs et ressources économiques

central, la relation était de 132 adjudicataires pour 100 salariés permanents. Ces chiffres gonfleraient d’une manière démesurée le nombre réel des fonctionnaires colombiens (plus de 2.8 millions de personnes), ce qui renforcerait l’idée que le président-candidat a, de manière directe ou indirecte, la capacité d’embaucher le plus gros de la population active du pays.

La prolifération démesurée d’adjudicataires de l’État pose en outre un sérieux problème pour la qualité de l’action publique. Lorsque, pour choisir le personnel des fonctionnaires, on préfère des critères clientélistes plutôt que des aspects techniques, comme cela se fait habituellement avec les adjudicataires, la qualité du travail du gouvernement est donc affectée négativement. L’ouvrage fondateur de ROTHSTEIN170 a prouvé qu’une caractéristique fondamentale du bon gouvernement, c’est l’impartialité

dans l’exercice du pouvoir qui est particulièrement favorisée par la

professionnalisation de la bureaucratie. Dans le cas contraire, l’utilisation de la bureaucratie pour payer des faveurs politiques a pour conséquence l’improvisation dans l’action de l’État, ce qui constitue un obstacle majeur pour la croissance économique et le développement.

Il faut préciser que la dynamique du vote trading au Congrès favorise aussi la dialectique d’échange de votes parlementaires favorables à des initiatives législatives du gouvernement contre des postes, des crédits et des contrats pour les régions qui concentrent le gros des électeurs des parlementaires. Le gâteau bureaucratique de l’État est sans doute une variable essentielle de l’équation qui détermine le succès, au sein du Congrès, du pouvoir exécutif, et qui fait que le clientélisme soit une pratique généralisée qui est encore exacerbée pendant les campagnes présidentielles pour la réélection.

3.3. Pouvoirs et ressources économiques

169 “Plusieurs institutions de l’État maintiennent des listes d’effectifs parallèles”, Portafolio.co, 1er mai 2012.

170 B. ROTHSTEIN, The Quality of Government: Corruption, Social Trust, and Inequality in International Perspective, Chicago, The University of Chicago Press, 2011.

Les niveaux maximums de financement établis par la loi colombienne ont initialement limité le coût de la totalité de la campagne présidentielle en 2006 à un plafond de dix milliards de pesos au premier tour et à six milliards au second tour, c’est-à-dire, à un total de 16 milliards pour les deux tours171 dans l’éventualité d’un

second tour, et ce montant devrait dès lors être indexé pour chaque élection172. Par la suite, en faisant le contrôle de la constitutionnalité de ladite loi, la Cour Constitutionnelle a décidé, dans son arrêt C-1153 de 2005, qu’au premier tour les candidats autres que le président, pourraient dépenser jusqu’à quatre milliards de pesos supplémentaires (c’est-à-dire un maximum de 14 milliards) dans le but de compenser l’avantage détenu par le titulaire du poste. Dans cette logique, pour la campagne présidentielle de 2014, le Conseil National Électoral, dans son Arrêté 289 de la même année, a plafonné les dépenses, au premier tour, pour le président en exercice, à treize milliards cinq cent cinquante-deux millions neuf cent cinquante-trois mille six cent quatre-vingt-trois pesos (Col$ 13.552.953.683) ; et pour les autres candidats, à vingt milliards trois cent neuf millions deux cent vingt-sept mille cinq cent quatre-vingt-dix- huit pesos (Col$ 20.309.227.598). Pour le second tour, le plafond des dépenses pour tous les candidats a été fixé à neuf milliards quatre cent quatre-vingt-dix-neuf millions deux cent quatre-vingt-cinq mille trois cent quarante pesos (Col$ 9.499.285.340).

La nécessité d’un second tour présidentiel avait été la règle dans le pays URIBE a remporté la réélection au premier tour avec une écrasante majorité de 62.35% des suffrages (7.397.835). Le deuxième candidat, CARLOS GAVIRIA, en a à peine obtenu 22.02% (2.613.157 suffrages) au cours des élections présidentielles les plus déséquilibrées depuis la Constitution de 1991. En revanche, la réélection de JUAN MANUEL SANTOS en juin 2014 a effectivement nécessité un second tour. Hormis le cas dominicain atypique d’HIPÓLITO MEJÍA en 2004, cela a été aussi la première fois, au cours des vingt dernières années, qu’un président latino-américain a perdu le premier tour (avec 25.69% des suffrages contre 29.25% pour OSCAR IVÁN ZULUAGA), mais il a

171 Au 1er mai 2015, le taux représentatif du marché pour l’Euro par rapport au Peso colombien a été de Col$ 3.260,68. Le taux du Dollar était au même moment de Col$ 2.851,14.

172 Articles 10 à 21 de la Loi 996 de 2005. Ces valeurs sont celles établies pour les élections présidentielles de 2006, et depuis lors elles sont réajustées chaque année selon l’augmentation de l’indice des prix au consommateur certifié par le DANE, en vertu de l’article 13 de cette même loi.

réussi à inverser la tendance au ballotage, pour remporter 50.95% des suffrages.

En considérant que les plafonds mentionnés sont à peine les limites légales (car la pratique nous enseigne que les comptabilités des campagnes politiques sont en général faussées), il est clair que toute aspiration présidentielle viable, avec de vraies possibilités de concurrence, est une affaire économique sérieuse qui est réservée à une poignée d’individus qui peuvent la payer grâce à la somme de l’argent qui, en termes légaux, ne peut provenir que de trois sources :

1. Des ressources propres, avec un plafond maximum de 4% du coût total de la campagne, qui peuvent provenir du candidat ou de sa famille.

2. Du financement par l’État, qui peut être antérieur ou postérieur. Antérieur grâce à une avance en faveur des candidats inscrits par des partis ou des mouvements politiques ayant obtenu au moins 4% aux précédentes élections au Sénat ou à la Chambre des Représentants, ainsi que pour des candidats inscrits par un mouvement social ou un groupe important de citoyens ayant l’appui d’un nombre de signatures équivalent à 3% des suffrages des précédentes élections présidentielles. Et postérieur au moyen du remboursement proportionnel au nombre des voix obtenues, auquel auront droit uniquement les candidats ayant atteint au moins 4% des suffrages valables au cours des élections, et qui consiste en une valeur fixe pour chaque suffrage conquis aussi bien au premier tour qu’au second ; cette valeur est supérieure pour les candidats qui n’ont pas obtenu de financement antérieur.

3. Du financement par le secteur privé, qui ne peut provenir que de personnes physiques et jamais de personnes morales telles que des entreprises privées ou des groupes économiques, et qui peut atteindre jusqu’à un maximum de 20% du coût de la campagne, mais qui ne peut pas dépasser 2% par individu. Or, les candidats qui ne remplissent pas les conditions pour accéder au financement de l’État antérieur ou postérieur, devront financer la totalité de leur campagne avec des fonds privés, c’est- à-dire, par des apports ou des dons faits par des particuliers.

La Loi Statutaire 446 de 2005, appelée « Loi des garanties électorales » et promulguée en vue de contrecarrer les effets déséquilibrants de l’autorisation en 2004

de la réélection immédiate du président face aux autres candidats, a veillé à établir un

système mixte de financement avec une prépondérance de l’État (de 76%

lorsqu’interviennent des fonds publics dans le cas où le financement du candidat lui- même et de sa famille, ainsi que des financeurs privés atteindraient leurs plafonds respectifs de 4% et de 20%). L’adoption de ce système mixte a obéi au triple objectif d’éviter que le résultat des élections dépende de la capacité économique plus que de l’aptitude des candidats, de décourager la pénétration d’argent illicite dans les campagnes et d’empêcher que les partis traditionnels, qui ont des ressources financières plus solides, entravent la croissance des petits partis ou la naissance de nouvelles forces politiques capables d’encourager des candidats présidentiels compétitifs.

Selon le « Rapport de recettes et de dépenses de la campagne présidentielle » de JUAN MANUEL SANTOS, soumis au Conseil National Électoral le 30 juin 2010 après sa première élection, la totalité des recettes obtenues par la campagne (en dehors des presque 6,648 milliards reçus en qualité d’avance correspondant au financement par l’État) s’est élevée à 10,191 milliards de pesos, pour un total de 16,839 milliards de pesos. Cependant, les chiffres établis par la loi comme des plafonds de financement ne semblent pas correspondre au coût réel du prosélytisme politique en Colombie. Par exemple, pour les élections présidentielles de 2010, la campagne de l’actuel président réélu JUAN MANUEL SANTOS a recruté, d’une manière discrète pour ne pas dire clandestine, car l’information a filtré uniquement grâce à un reportage de La Silla

Vacía (CORTÉS, 2010), certains conseillers de campagne parmi les meilleurs – et les plus coûteux – du monde : JACK LESLIE, JAMES CARVILLE, RAVI SINGH et J. J. RENDON173. Si nous prenons en considération l’échelle régulière des tarifs des conseillers de ce niveau, il est raisonnable de penser que le coût légalement autorisé ne suffirait pas à payer leurs honoraires.

Dans tout l’éventail de candidats, c’est la collecte de fonds aussi bien publics que privés pour le financement de la campagne du président en exercice qui s’avère la plus facile, pour des raisons diverses. Concernant le financement public, le président

173 Les honoraires de J.J.RENDON, le conseiller le plus cher d’Amérique Latine, sont de l’ordre d’un million de dollars plus environ de 10 à 20% du total des frais de campagne, selon les déclarations faites par lui-même à différents médias.

compte généralement sur la plate-forme des partis, qui lui permettra d’accéder au financement maximum prévu par l’État, du fait que son parti, en raison de la dynamique « d’entraînement » ou de l’impact qu’exercent les résultats électoraux législatifs sur les résultats des présidentielles quand ils sont séparés par un laps de temps aussi court qu’en Colombie174, est en général celui qui a obtenu le plus grand

nombre de sièges aux élections parlementaires précédentes. En revanche, les candidats nouveaux ou indépendants, qui rivalisent à l’extérieur des partis déjà consolidés, devront se conformer aux résultats des élections, obtenir au moins 4% des suffrages pour accéder à un financement grâce au remboursement proportionnel au nombre des voix, ou le cas échéant, payer la totalité de la campagne avec des apports privés.

Concernant les ressources privées, il est plus avantageux de « miser sur le cheval gagnant » pour tous les bailleurs de fonds particuliers, personnes physiques parmi lesquelles les industriels les plus importants, des adjudicataires de l’État, des politiciens professionnels, des lobbyistes et toutes sortes « d’amis » du gouvernement qui prétend être réélu et qui, en règle générale, ont déjà reçu durant la période qui termine, le paiement de leurs apports financiers de campagne aux élections présidentielles précédentes, sous forme d’exonérations et de réduction des charges fiscales, de monopoles de fait, de contrats, de postes, d’appels d’offre truqués, etc. En général, les bailleurs de fonds privés de toutes les campagnes politiques considèrent leurs apports comme un investissement à moyen terme et misent par conséquent et d’une manière plus généreuse sur la campagne qui, depuis le début, suppose un moindre risque.

Enfin, l’utilisation des biens de l’État à des fins électorales pose un problème économique juridiquement insoluble. Bien que la Loi des garanties électorales175 interdise qu’à partir de l’annonce publique de son aspiration à la réélection (qui doit être faite au plus tard six mois avant le premier tour), le président utilise des biens de l’État « différents de ceux qui sont destinés à sa sécurité personnelle, dans des activités faisant partie de sa campagne présidentielle », cette mesure ne neutralise pas le

174 En Colombie aussi bien les élections législatives que les présidentielles sont réalisées pour des périodes de quatre ans avec un décalage de moins de deux mois ; les parlementaires ont lieu début mars et le premier tour des présidentielles début mai.

déséquilibre qui se présente face aux autres candidats. D’abord, parce que le président a besoin de continuer à utiliser les biens de l’État dans l’exercice de ses fonctions courantes, lesquelles per se sont au premier plan de l’actualité et lui donnent une visibilité médiatique. Et ensuite, parce qu’il les a déjà utilisés pendant les trois années et demie précédentes d’exercice de sa fonction présidentielle, afin de consolider son image de dirigeant.

Cette même norme interdit au président d’assister à des actes d’inauguration d’ouvrages de travaux publics et de remettre personnellement des ressources ou des biens de l’État « ou toute autre somme d’argent provenant des deniers publics ou de dons faits par des tiers au Gouvernement National » pendant la durée de la campagne. Elle interdit aussi la signature directe de contrats par toutes les entités de l’État sauf en ce qui concerne un vaste catalogue de secteurs : « la défense et la sécurité de l’État, les contrats de crédit public, les contrats destinés à pallier les urgences éducatives, sanitaires et les désastres, ainsi que ceux qui sont destinés à la reconstruction de rues, de ponts, de routes, d’infrastructures énergétiques et de communications, en cas d’attentats, d’actes terroristes, de catastrophes naturelles ou en cas de force majeure, et ceux qui devront être signés par des entités sanitaires et hospitalières »176.

Malgré les précautions de la loi sur les garanties électorales, la réalité c’est que pendant la durée de la campagne, les ouvrages de travaux publics continuent à être remis par personne interposée et à bénéficier à l’image du candidat-président, les remises de fonds ont toujours lieu bien que de manière non « personnelle » et tous les processus de passation de contrats, bien que de manière indirecte, continuent leurs cours. Et il doit en être ainsi puisque, demander au candidat-président de cesser véritablement les dépenses, conduirait à une paralysie générale de l’État.