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Première Partie Ce que la théorie dit

Section 3. L’abus du pouvoir présidentiel à des fins électorales

3.4. Pouvoirs et ressources d’assistance

3.4.1. Le modèle d’assistance sociale latino-américain

Dans un sens négatif, l’assistanat pourrait être défini comme la déformation de l’obligation d’aide sociale qu’adoptent les États-providence face à leurs citoyens en vertu du principe de solidarité établi dans les Constitutions qui favorisent le modèle d’un « État social de droit » en vue de fournir un minimum vital de prestations sociales qui puissent garantir la dignité humaine.

Il s’agirait d’une déviation du devoir de solidarité de l’État puisqu’au lieu de promouvoir la dignité humaine, l’esprit d’entreprise et le développement de projets durables, le paternalisme étatique crée des citoyens dépendants des aides de l’État, des parasites du fisc et des individus improductifs à long terme du fait du « confort aliénant » dans lequel dégénère la réception unilatérale d’aides sans offrir aucune contrepartie à la société.

L’assistance sociale peut être fournie en nature : logement gratuit, douches communautaires, abris, restaurants sociaux, visites médicales, campagnes de vaccination ; mais aussi par des versements en espèces ou par des aides monétaires directes en faveur des groupes bénéficiaires sur la base de critères de précarité économique et sociale, conditionnés parfois à l’exercice d’une activité spécifique de leur part. Les modalités de cette conditionnalité donnent lieu à la notion de « programme de transfert monétaire conditionnel », sujet qui sera abordé dans la sous- section suivante.

En mai 1795, la municipalité de Speen (comté de Berkshire) en Angleterre, a adopté le Système de Speenhamland, comme complément des Old Poor Laws, dans le but de réduire la pauvreté et de lutter contre la famine provoquée sur le territoire britannique par l’augmentation du prix du blé. La mesure obligeait les paroisses à financer une allocation destinée à compléter les salaires des travailleurs pauvres jusqu’à un seuil déterminé sur la base de la composition de la famille (nombre d’enfants) et indexé sur le prix du blé.

Jusqu’alors, les aides directes de l’État anglais étaient allouées aux individus frappés d’incapacité et aux chômeurs des fermes locales, et elles étaient soumises au respect de conditions qui variaient selon le type de bénéficiaire pauvre : aumônes et asiles pour les handicapés (les personnes âgées et les malades), du travail pour les pauvres en condition d’exercer une activité, l’apprentissage d’un métier pour les enfants et même de la prison pour ceux qui pouvaient mais ne voulaient pas travailler.

Comme le fondement philosophique de la mesure était la protection du « droit à la vie » grâce à des compléments de salaire (aid-in wages) qui garantiraient le revenu minimum nécessaire pour couvrir les besoins élémentaires d’alimentation et de logement, aucune contrepartie n’était exigée en échange de l’aide. Cela a fait du Système Speenhamland la première politique publique inconditionnelle de maintien du

pouvoir d’achat qu’on connaisse, et par conséquent un moment-clé pour l’histoire de

l’économie politique. Le système a finalement été aboli en 1834 et remplacé par les

New Poor Laws.

La critique la plus connue du système a été faite par l’économiste austro- hongrois KARL POLANYI dans son livre « La grande transformation », publié en 1944180. POLANYI a conclu que Speenhamland, en réalité, a terminé par nuire à ses

bénéficiaires hypothétiques, à cause de deux effets négatifs qui ont eu un plus grand impact que l’allocation : l’encouragement de la réduction des salaires payés par le secteur privé, puisque plus ils étaient bas, plus grande était l’aide publique ; et l’établissement d’un « plafond » trop bas pour les revenus des salariés qui, dans la pratique, ne pouvaient plus dépasser le niveau minimum garanti par l’allocation.

Cette ligne d’argumentation a donné naissance à toute une littérature économique opposée à la pertinence des aides monétaires inconditionnelles de l’État, en se fondant sur le délabrement du marché du travail qui en résulterait et sur l’encouragement de la situation typique connue comme le « piège de la pauvreté ». Le

piège de la pauvreté est le cercle économique vicieux qui, en théorie, se produirait

comme conséquence du fait que les bénéficiaires des politiques publiques de transfert

180 K.POLANYI,The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston, Beacon Press, 2001.

monétaire direct, dont le versement est conditionné à ne pas dépasser un niveau de précarité, préfèrent ne pas chercher d’autres sources de revenus comme par exemple un emploi rémunéré, afin de ne pas perdre l’aide de l’État.

Si l’octroi du bénéfice fiscal est conditionné au contrôle de l’insuffisance des revenus provenant d’autres sources, il y a alors un intervalle à l’intérieur duquel les individus analyseront de manière rationnelle la pertinence ou non d’effectuer des tâches rémunérées. Pourquoi ? Parce que s’ils augmentaient leurs revenus, la conséquence immédiate en tant que bénéficiaires serait la réduction de l’allocation et ils pourraient même la perdre totalement. La tranche des revenus dans laquelle il ne serait pas pertinent, pour le bénéficiaire potentiel de ces allocations de pauvreté, d’augmenter ses revenus grâce à d’autres sources, c’est ce qu’on appelle le piège de la pauvreté181.

Pour paraphraser MILTON FRIEDMAN, la préoccupation que représente le piège de la pauvreté, c’est que si on paye les personnes parce qu’elles sont pauvres, le plus probable c’est que le nombre de pauvres augmente.

Cependant, AGUIRRE et LO VUOLO182montrent que les conclusions de POLANYI sur Speenhamland doivent être actuellement nuancées, à la lumière des preuves disponibles. D’abord, parce que le contexte juridique de la fin du XVIIIème siècle était différent, du fait principalement que le marché du travail des salariés était à peine en voie de formation et, par conséquent, il n’y avait pas de législation du travail ou des organisations syndicales censées protéger le salarié. Et ensuite, parce que la détérioration généralisée des salaires à l’époque a été provoquée en grande partie par des facteurs macroéconomiques, tels que la transition traumatique d’une société agricole vers une société industrielle et le déplacement de la main-d’œuvre de la campagne vers la ville, qui a été accéléré par le processus d’industrialisation. Ces conditions ont fait de Speenhamland une mesure microéconomique183 qui, dans la

181 R. LO VUOLO, A modo de presentación: los contenidos de la propuesta de ingreso ciudadano, in Contra la exclusión. La propuesta del ingreso ciudadano (Dir. R.LO VUOLO et ál.), Buenos Aires, Miño y Dávila Editores/CIEEP, 1995, p. 30.

182 J. AGUIRRE et R. LO VUOLO, El sistema de Speenhamland, el Ingreso Ciudadano y la «retórica de la reacción», Centro Interdisciplinario para el Estudio de Políticas Públicas (CIEPP), Documento de Trabajo, nº 79, février 2011.

pratique, a effectivement contribué à soulager la situation précaire des paysans paupérisés par la révolution industrielle.

Au cours des années soixante-dix, MILTON FRIEDMAN184a proposé une réforme fiscale très créative pour éradiquer la pauvreté, grâce à l’établissement d’un « Impôt Négatif sur le Revenu » (Negative Income Tax), qui agissait de manière similaire au Système Speenhamland, mais avec quelques corrections. Cette mesure proposait de fixer un niveau de revenu social minimum, défini en fonction de ce que la communauté pouvait payer, qui donnerait lieu au calcul d’un « crédit fiscal » en faveur des citoyens dont les revenus pendant l’exercice fiscal respectif seraient situés en-dessous du seuil établi, de telle manière qu’ils puissent percevoir une compensation égale à la différence entre les revenus et le plafond. Ce système de redistribution serait financé au moyen d’un impôt forfaitaire sur le revenu (flat tax), c’est-à-dire non progressif, qui serait le même pourcentage pour tous les contribuables.

Le premier objectif de cette proposition était d’éliminer la pauvreté tout en maintenant les encouragements au travail, en favorisant un système dans lequel, bien que les individus à faibles revenus bénéficient davantage de l’allocation de l’État pour atteindre le revenu minimum, l’incitation au travail était maintenue car toutes les personnes garderaient la portion supplémentaire obtenue au-dessus du plafond, après avoir payé l’Impôt Négatif sur le Revenu (INR). Pour les revenus les plus élevés, ce nouvel impôt n’aurait pratiquement aucun impact sur le montant payé, car il viendrait se substituer aux autres charges qui ont comme but l’assistance sociale.

Le deuxième avantage recherché par l’INR était de démonter les services sociaux de l’État, avec tous les coûts de transaction et d’inefficacité qu’implique leur prestation du fait que des intermédiaires, des politiciens professionnels, des lobbyistes et des bureaucrates, entravent l’arrivée des ressources jusqu’à leurs destinataires finaux. Aux États-Unis, moins d’un quart de chaque dollar dépensé en aide sociale englobé toute la région ; son administration a été décentralisée et par conséquent l’impact sur l’économie anglaise a été très faible.

184 M.FRIEDMAN,Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1962 et M.FRIEDMAN,The Case for the Negative Income Tax: A View from the Right, in Issues of American Public Policy (Dir. J.BUNZEL), New Jersey, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 111-120.

arrive jusqu’aux défavorisés car le reste est absorbé par toute la chaîne d’intermédiaires entre le Congrès et les bénéficiaires. Le résultat est encore pire avec l’aide extérieure aux pays africains, car les pauvres reçoivent réellement moins de 15 centimes de chaque dollar dépensé185.

Dans l’ensemble, selon FRIEDMAN, l’INR serait « largement supérieur » au système conventionnel d’allocations aux personnes défavorisées grâce à la modalité de dépense focalisée, car il est moins cher, l’aide arrive réellement aux pauvres, il diminue l’interférence avec la liberté personnelle, il préserve certains encouragements au travail et il réduit substantiellement la bureaucratie. En outre, il rendrait désuètes des mesures telles que le salaire minimum (qui est une source de chômage car il déforme le marché du travail) et il entraînerait la disparition du paternalisme et même de l’État-providence, ainsi que de la coûteuse bureaucratie qui en découle.